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La planète horlogère suisse en mouvements - 1ère partie

August 2010


Le 18 décembre 2009, Nicolas Hayek frappe un grand coup et fait trembler le microcosme horloger suisse. En réponse aux questions de Bastien Büss, de l’AGEFI, il fait état de sa mauvaise humeur et se met à tonner: “Nous sommes arrivés à un point de non-retour, de frustration et de colère de notre personnel en ce qui concerne les livraisons aux tiers, c’est-à-dire aux autres marques. Nous allons officiellement demander la permission à la Commission de la concurrence (Comco) de ne plus être obligés de livrer à tout le monde ou tout simplement à des tiers.” Une décision qui concerne “tout ce que produit notre pôle industriel: des mouvements, des organes réglants et toutes les autres pièces d’horlogerie, comme les pièces d’échappement - ancres, roues d’échappement et plateau de balancier -, et les pièces oscillantes, tels les balanciers ou les spiraux.”

Le coup est rude et, si la COMCO acquiesçait, il pourrait être asséné d’ici quelques années. Mais on sait qu’en termes de mouvement, et ce malgré les nouveaux outils de conception assistée, on compte en années.

Le sang du corps horloger helvétique
Swatch Group et ses bras industriels (essentiellement ETA, Nouvelle Lemania, Frédéric Piguet pour les mouvements, et Nivarox-FAR pour les assortiments - spiral, organe réglant) sont comparables au sang qui irrigue la majeure partie du corps horloger helvétique. Que l’on fasse une saignée et le corps s’en trouve déjà affaibli, mais que l’on pose un garrot et, dès lors, serait-ce la gangrène qui menacerait?

Car feu Nicolas Hayek a beau jeu de déclarer, toujours dans le même entretien, que “le Swatch Group ne cesse d’investir dans son outil de production, citant le chiffre de 1,7 à 2 milliards de francs ces dernières décennies] alors que la majorité des autres horlogers se servent chez nous comme dans un supermarché et investissent en publicité.”Car il est vrai que les horlogers qui, maintenant se demandent ce que l’avenir leur réserve ont, à leur façon, joyeusement scié la branche sur laquelle ils étaient assis sans souci. A titre anecdotique mais bien représentatif, un observateur de longue date du paysage horloger nous expliquait récemment que “jusqu’au milieu des années 90, ETA accordait un rabais de 5% à tout horloger qui mentionnait dans sa communication l’origine ETA de ses mouvements.” Pas de quoi pousser à investir dans la fabrication de ses propres mouvements, tout au contraire. Mais depuis, le vent a tourné. Et les horlogers se sont déjà une première fois réveillés. A sa rude manière, Nicolas Hayek leur a rendu un fier service en avertissant en 2002 qu’aussitôt que possible – selon la décision de la Comco cette mesure prendra effet en janvier 2011 – son groupe allait dans un premier temps cesser la livraison d’ébauches et de kits, pour ne plus vendre que des mouvements terminés (et décorés). Une décision qui a contraint la plupart de ses concurrents à accélérer leur processus d’intégration et de verticalisation industrielle et qui a “boosté” les quelques fournisseurs indépendants qui, jusqu’alors, se limitaient à monter et à personnaliser les mouvements ETA qui leur parvenaient en kits. Sans parler des nombreux effets “collatéraux” sur le dense tissu industriel de l’Arc lémanique et de l’Arc jurassien (jusqu’au-delà des frontières). Cet effort de réindustrialisation dont nous pouvons aujourd’hui prendre la mesure, doit tout, ou beaucoup, à la décision prise par les Hayek de couper le robinet – et il n’y a aucune raison pour que le fils, désormais seul aux commandes, change de stratégie. En fait, une décision salutaire par bien de ses aspects.

Quelques chiffres
Faute de chiffres précis, on estime que le Swatch Group maîtrise entre 60% à 70% du marché des mouvements mécaniques, avec environ de 3 à 3,5 millions de mouvements sur un total annuel de 5,1 millions de mouvements mécaniques produits en Suisse (chiffres 2009), soit plus de 68%. ETA et les autres unités du Swatch Group équipent donc presque deux montres sur trois.

A ce chiffre de 3,5 millions de mouvements Swatch, on peut retrancher les quelques 600’000 montres produites presque intégralement par Rolex. Il reste donc un solde minimal (2009 ayant été une année basse) de 1 million de mouvements pour toutes les autres marques confondues. Or, comme l’expliquait dernièrement au Forum de la Haute Horlogerie Henry-John Belmont, consultant et ancien patron de Jaeger-LeCoultre, “ce ne sont certainement pas des marques isolées qui arriveront seules à faire face aux investissements nécessaires à la production de 1 voir 1,5 million de mouvements. La fabrication de 250’000 calibres de base de type ETA 7750 requiert en effet un financement de l’ordre de 100 millions de francs et le recrutement de 200 à 250 personnes. Outre les montants dont on parle, le problème crucial qui va se poser est celui du manque de personnel s’il faut trouver 800 à 1000 personnes, voire 1500 selon les besoins que l’on énonce”.

On en n’est pas encore là car Hayek a bien voulu nuancer sa menace, se réservant le droit de, “pourquoi pas, continuer à livrer sous certaines conditions les quelques clients fidèles, sérieux, historiques.” Quant aux autres, il s’en désintéresse, “il leur suffit d’investir ou de se regrouper”, et ironise au passage: “Tout le monde prétend avoir une manufacture et pouvoir produire lui-même toutes les pièces d’une montre, même la plus compliquée.” Alors au travail!

Mais quoiqu’il en soit, la COMCO va être saisie et de l’eau va encore couler jusqu’à décision finale. Le temps d’accélérer encore la marche à l’intégration verticale et à la diversification de l’offre.

Face à cette situation, quelles auront donc été les réponses des horlogers jusqu’à aujourd’hui? Depuis 2002, on a assisté en parallèle à un triple “sursaut”: la montée en puissance de sociétés industrielles cherchant à offrir des alternatives directes à l’offre d’ETA, la verticalisation industrielle accélérée de marques créant leur propre mouvement manufacture et l’explosion d’offres de mouvements particuliers, semi-industrialisés, dans le haut de gamme mécanique.

I) CLONES ET ALTERNATIVES

L’offre alternative la plus importante et la plus “fidèle”, dans tous les sens du terme, aux mouvements de base d’ETA est celle de Sellita. Dès l’annonce de la cessation de livraison des kits ETA, Sellita, qui assemblait et “customisait” pour des tiers environ 30% des ébauches ETA, a pris les devants en lançant sa propre fabrication de clones de calibres dont les brevets sont tombés dans le domaine public et qui forment le socle de l’offre historique d’ETA, les fameux et increvables “tracteurs” que sont les ETA 2824, 2834, 2836, 2892 et Valjoux 7750. On évalue la production de ces gammes Sellita SW200, SW 300 et SW 500 à environ un million de pièces par an. Gros avantages, sa compétitivité et le fait qu’étant parfaitement compatible elle permet d’assurer un service après-vente mondial car, d’Anchorage à Tombouctou, vous trouverez toujours un horloger s’étant exercé sur des mouvements ETA et donc capable de prendre en charge les réparations d’un clone Sellita.

La planète horlogère suisse en mouvements - 1ère partie ETA 2826-2 MECHANICAL BIG DATE CALIBRE, SKELETONIZED ETA 2894S2 CHRONOGRAPH CALIBRE

La planète horlogère suisse en mouvements - 1ère partie SW500 Calibre by Sellita. Alternative to the ETA 7750 movement. Automatic chronograph, 25 jewels, 28,800 vib/h (4 Hz). Diameter: 30.00 mm. Height: 7.90 mm. Hours, minutes, small seconds. Automatic ball-bearing winding-mechanism. 60-second chronograph, 30-minute and 12-hour counters. Date and day, corrector. Stop-second device.
SW300 Calibre by Sellita. Alternative to the ETA 2892 movement. Automatic, 25 jewels, 28,800 vib/h (4 Hz). Diameter: 25.60 mm. Height: 3.60 mm. Hour, minute, and centre seconds. Automatic ball-bearing winding-mechanism. Date, corrector. Stop-second device.

Racheté en 2008 par le groupe Festina, Soprod a également créé son alternative à ETA, sous le nom d’Alternance dont le premier rejeton est l’A10, un mouvement de base parfaitement compatible avec le célèbre 2892 (et l’élève dépasserait même le maître, selon différents experts). Un investissement chiffré à environ 18 millions de CHF. S’en suivront des déclinaisons, notamment une grande date ainsi qu’un chronographe, déjà annoncé mais qui, aujourd’hui, ne semble pas encore tout à fait au point.

L’objectif affiché publiquement par Soprod est de monter graduellement en puissance pour parvenir à une production de 300’000 mouvements. Mais on en est pas encore là. Autre maison produisant des clones ETA, La Joux-Perret, dont la capacité annuelle se situerait aux alentours de 60’000 à 80’000 mouvements. Parmi ceux-ci, une moitié de clones ETA et une offre parallèle de calibres maison “à plus forte valeur ajoutée”, à l’image d’un chronographe flyback.

La planète horlogère suisse en mouvements - 1ère partie Mouvements Soprod

Essentiellement, La Joux-Perret cherche à concentrer son développement dans ces catégories haut de gamme en produisant des “spécialités” que la marque entend réserver à de solides maisons avec lesquelles elle a développé et développe aujourd’hui des projets spécifiques. On évoque à ce propos des maisons comme Hublot ou des groupes comme Richemont (pour Panerai, entre autres) ou LVMH (TAG Heuer et Louis Vuitton). D’autres maisons pourraient dans un proche avenir se mettre sur les rangs. Parmi celles-ci, un nom revient en boucle, Dubois Dépraz. Historiquement, ce fournisseur de mécanismes et de modules additionnels (chronographes, calendriers, simples, annuels ou perpétuels, répétitions quarts, cinq minutes et minutes, fuseaux horaires. phases de lune, réserve de marche) dont la clientèle est très large, avait déjà produit un calibre chronographe (sans roue à colonnes) qui a été industrialisé à 3,5 millions d’exemplaires jusqu’en 1970. La firme serait tentée de ressortir son propre mouvement chronographe. Compatible ou pas? Affaire à suivre.

La planète horlogère suisse en mouvements - 1ère partie “Dressage Annual Calendar” by Hermès
Retrograde-type mechanical self-winding annual calendar display on a 225° segment. Hermès Calibre H 1930, 12 lignes made by Vaucher Manufacture. 28,800 vibrations per hour (4Hz).55-hour power reserve thanks to a series-coupled twin barrel, 330 parts. Hand-chamfered and polished bridges and mechanisms. Exclusive Hermès decorative motif (sprinkling of “H”s). Oscillating weight in 916 (22ct) gold.

Parmi les autres acteurs qui fournissent ou s’apprêtent à fournir en mouvements exclusifs (et non pas des clones ETA) des maisons tierces, citons encore Vaucher Manufacture, qui appartient majoritairement à la Fondation de Famille Sandoz, propriétaire par ailleurs de Parmigiani, et dont Hermès a pris une part de 25%, ou Fleurier Ebauches, qui appartient à Chopard. Vaucher Manufacture a dû récemment en rabattre sur ses ambitions et a annoncé avoir réduit sa voilure en licenciant dernièrement le quart de son effectif de 210 employés. “La reprise dans le domaine de la fourniture de mouvements n’est pas aussi marquée que pour d’autres secteurs de l’horlogerie”, selon Florian Serex, directeur général de la société, et “le profil de l’entreprise et l’offre de produits doivent être adaptés aux contingences du marché”. Décryptage: les mouvements proposés par Vaucher Manufacture, de facture très classique, sont sans doute positionnés trop haut dans le contexte actuel et ne sont pas ou plus en phase avec la demande, notamment orientée vers des tailles plus généreuses que les 11 ou 12 lignes proposés. Une façon de montrer qu’il n’est pas si aisé que ça de se poser en alternative, et que le poids des investissements consentis n’y suffit pas.

Chopard, une alternative “business class”?
Avec sa L.U.C Chopard Manufacture, Chopard maîtrisait déjà la manufacture de ses propres mouvements, mais exclusivement dans le secteur de la Haute Horlogerie, avec, donc, une production restreinte. Fort de cette expérience très réussie – les mouvements L.U.C Manufacture ont d’emblée séduit par leur qualité, leur originalité et leur haut degré de terminaison – Chopard a décidé de passer à la vitesse supérieure et de produire ses propres ébauches, mais cette fois à un niveau véritablement industriel. Fondée en juillet 2008, la nouvelle société Fleurier Ebauches SA a donc pour objectif central d’accroître à long terme l’indépendance de la maison familiale en produisant dans les 4 à 5 ans environ 12’000 à 15’000 mouvements par an, dont 2/3 de calibres automatiques et 1/3 de chronographes: un investissement chiffré à quelque 15 millions de FS.

La nouvelle manufacture s’est installée à quelques centaines de mètres de la manufacture L.U.C, à Fleurier, dans un ancien bâtiment industriel entièrement rénové qui offre une surface de travail considérable de 5’100m2 et dans laquelle, à terme, pourront travailler environ 50 à 60 personnes. Dans la première partie du bâtiment, d’ores et déjà terminée, on a pu admirer une impressionnante série de machines de production à grande capacité, des Precitrame MTR 312, dotées chacune de 9 unités de travail à 3 axes et 4 têtes d’usinage, soit au total 36 opérations menées conjointement. Comme le commentait avec ravissement Karl-Friedrich Scheufele, “les mouvements L.U.C c’est la Première Classe, ceux de Fleurier Manufacture c’est la Business Class”. Autrement dit des volumes un peu plus élevés pour une qualité optimale. “Mais cela dit,” ajoute M. Scheufele, “dans cette aventure, j’ai appris que le volume industriel est plus compliqué car tout doit être prévu et que la moindre des erreurs a de grosses conséquences”. Le premier de ces nouveaux calibres, le FE 151, est actuellement en test Chronofiable. C’est un calibre automatique de taille polyvalente (28,8 mm) à trois aiguilles, avec saut de date instantané et fonction stop secondes, doté d’une réserve de marche de 60 heures. La deuxième étape sera un chronographe simple mais intégré. Ils équiperont dans un premier temps des collections existantes qui seront commercialisées autour de 7’000 à 8’000.- sur acier. Mais Chopard se réserve aussi le droit de pouvoir les livrer à des tiers.

II) STRATEGIES DE CONTOURNEMENT ET INDUSTRIALISATION

En dehors de la création de mouvements qui pourraient venir se substituer à un défaut de livraison d’ETA, les horlogers ont aussi massivement répondu à la menace en accélérant l’intégration verticale de leur production. Mais il faut prendre garde de bien nuancer les différentes annonces d’investissement et de distinguer entre véritable effort industriel et création semi-industrielle ou artisanale de mouvements en petite quantité. Tout le monde a pris la fâcheuse habitude de se faire appeler “manufacture” mais les véritables “manufactures”, produisant en interne l’essentiel des composants nécessaires à la fabrication de leurs propres mouvements, sont extrêmement rares.

Laissons de côté les grandes manufactures historiques – telles Jaeger-LeCoultre, Patek Philippe ou Vacheron Constantin – qui ont néanmoins toutes encore renforcé leur intégration verticale au cours de la décennie écoulée, et parfois de façon spectaculaire – et examinons de plus près les plus récentes industrialisations du secteur.

Le navire-amiral Cartier
La plus impressionnante montée en puissance manufacturière est sans conteste celle opérée par Cartier. En l’an 2000, Cartier décide de créer sa manufacture et de rassembler sur un site central, entre La Chaux-de-Fonds et Le Locle, les quelques 12 unités qui étaient jusqu’alors dispersées. Aujourd’hui, ce sont quelques 1000 personnes qui y sont rassemblées et qui exercent “185 métiers” (un chiffre qui semble énorme mais qui distingue en fait toutes les différents opérations menées ici dans les secteurs création, construction, méthodes, habillage, laboratoire matériaux, homologation, prototypage,mécanique, production intégrale de l’habillage, boîtes, bracelets (seule la production de cadrans n’est pas entièrement intégrée), verre minéral, aiguilles, sertissage, émaillage, anglage, décoration, assemblage quartz et mécanique, atelier de Haute Horlogerie, restauration, service après-vente, logistique).

La planète horlogère suisse en mouvements - 1ère partie Olivier Ziegler © Cartier 2009

On ne connaît pas la taille de l’investissement concédé pour ce fabuleux navire-usine, (qui se compte en centaine de millions) ni le nombre exact de pièces qui en sortent (qui se compte en centaine de millier) mais ce qui frappe immédiatement le visiteur est l’excellence de la logique organisationnelle et industrielle, calquée sur les performances obtenues dans d’autres secteurs que le secteur horloger (notamment l’automobile).

Horlogerie en flux tendu
Une logique industrielle essentiellement conçue de façon à pouvoir travailler pratiquement en flux tendu. Gros avantage de cette structure très intégrée: une réactivité exceptionnelle aux fluctuations de la demande. “Passer d’une référence à une autre est, pour nous, comparable à l’arrêt d’une F1 à un pit-stop”, explique assez fièrement Jean-Kley Tulli, le directeur de la manufacture. Et de s’expliquer plus avant sur les tenants et aboutissants de cette organisation de la production: “Longtemps, la diversité de nos produits, leur volume et la variation de la demande étaient relativement stables. Puis nous sommes passés à de nombreuses variations et le volume a augmenté. Nous nous sommes donc organisés de façon à synchroniser toutes les lignes de production. Nous sommes ainsi parvenus à diminuer le temps de passage des lots de produits de 250 jours auparavant à 50 jours aujourd’hui et, nous l’espérons, 20 jours demain. Les temps de transport ont été réduits à pratiquement zéro et les lignes de production ont été entièrement repensées dans le sens de la plus grande flexibilité. Auparavant, une ligne produisait un produit. Aujourd’hui, chaque ligne, organisée en modules, peut produire plusieurs produits. Nous avons pu ainsi accélérer les fréquences et nous avons découplés les métiers, les hommes des machines. Nous avons ainsi baissé les stocks et les encours.” Une visite de la halle centrale, grande comme un terrain de football, où se produisent bracelets, boîtes et où s’effectue le polissage démontre de visu la pertinence de ces propos: les lignes de fabrication produits se succèdent verticalement le long d’une trame qui est organisée horizontalement par métiers. Les mêmes métiers sont donc tous juxtaposés côte à côté le long de la trame qui se développe ainsi en lignes de production verticales. Une organisation spatiale qui permet le passage d’une machine à une autre par métiers, une flexibilité et une réactivité supérieures.

Le nouveau Calibre de Cartier
Si nous insistons sur cette organisation, c’est pour souligner que l’ensemble de cette impressionnante manufacture répond à cette même logique, et, notamment, ce qui nous intéresse ici au premier chef, l’assemblage des mouvements mécaniques.

La planète horlogère suisse en mouvements - 1ère partie Laziz Hamani © Cartier 2009

On a beaucoup parlé du nouveau “Calibre de Cartier” dont la maison fait aujourd’hui l’intense promotion. Le moteur de cette nouvelle ligne répond au nom de Calibre 1904 MC. C’est le premier mouvement automatique entièrement conçu, construit et produit à l’interne (mais en l’occurrence, ses composants sont produits chez ValFleurier, à Buttes, une entreprise appartenant à Richemont dans laquelle Cartier a ouvert un atelier qui lui est exclusivement dédié). Le 1904 est un 11’’’ (25,6mm sur 4mm d’épaisseur) qui bat à 28’800 alternances/h (4Hz), avec double barillet, seconde centrale ou, à choix, petite seconde à 6h, stop seconde, mécanisme de quantième semi-instantané et rotor monté sur roulements à bille céramique, dont le remontage à cliquet se fait dans les deux sens. Il est donc doté d’un très rapide chargement de sa réserve de marche (48h). Développé sous la direction de Carole Forestier (ancienne responsable du bureau technique Renaud & Papi, appartenant à Audemars Piguet), qui a voulu en faire avant tout un mouvement précis, fiable et robuste, le 1904 MC est à la fois classique dans son exécution et son architecture, et moderne dans sa conception technique. Le double barillet est là pour assurer une bonne stabilité chronométrique en procurant la meilleure constance possible au couple ressort-moteur.

C’est le “véritable”tracteur" de base de Cartier, sa taille lui permettant d’équiper progressivement toutes les boîtes des différentes collections, dont la rectangulaire Tank américaine. Cette création s’inscrit donc dans la stratégie à long terme de Cartier qui tient à assurer la plus grande indépendance possible de ses approvisionnements. Une indépendance capitale, garantissant la flexibilité de production tant recherchée dans un monde horloger où la réactivité aux marchés est devenue, qu’on le veuille ou non, vertu cardinale.

TAG Heuer, débrider la croissance interne
C’est sans aucun doute pour des raisons identiques que TAG Heuer a également investit dans la production de son propre mouvement chronographe, le fameux 1887. (Notons en passant le tropisme actuel qui pousse les “nouvelles” manufactures à baptiser leurs propres mouvements de dates historiques).

Nous ne reviendrons pas sur la polémique qui a présidé à sa naissance, si ce n’est pour expliquer que, comme l’a dit Jean-Christophe Babin dans sa “défense”, si la conception initiale de ce chronographe appartient bel et bien à Seiko Instruments, “il a fallu, en vue de son industrialisation, reprendre à zéro tous les composants, car ils avaient été conçus avant l’apparition de la nouvelle génération de machines à commande numériques, qu’il a fallu se réapproprier tous les plans – il n’en reste plus un seul d’origine - et revoir toutes les tolérances en vue d’une production massive, alors que Seiko Instruments ne l’avait conçu au départ que pour une production de 5’000 pièces par an.”

La planète horlogère suisse en mouvements - 1ère partie The new semi-automatic assembly unit for the 1887 movement, installed by TAG Heuer in the Chaux-de-Fonds.

En parallèle, TAG Heuer a pu mettre tout de suite en place une chaîne de production de la dernière génération afin de rapidement monter en puissance et produire les quantités nécessaires. “Il y a trois ans, quand nous avons pris cette décision, nous étions bridés dans notre croissance et voulions réagir rapidement. Concevoir notre propre mouvement à partir de zéro était trop risqué, dans les délais que nous nous étions fixés. Mais en dehors d’ETA, aucun chronographe ne passait les tests très poussés que nous leur faisions subir, nécessaires pour une marque technique et sportive comme la nôtre, dont les chronographes sont véritablement portés. Sauf le chronographe de Seiko Intruments. Il a le même encombrement qu’un 7750, il a une roue à colonnes et un pignon oscillant, dont nous sommes les inventeurs historiques. Il a un système de remontage bidirectionnel simple et robuste...”.

Ce choix, qui représente un investissement d’une vingtaine de millions de CHF, dont 10 millions pour l’appareil de production, a effectivement permis à TAG Heuer de disposer d’une véritable alternative de haute qualité aux mouvements ETA qu’elle employait jusqu’alors. Et ce dans des temps records – un an et demi pour la mise en place de la chaîne de production intégrale, qui a fait opérer à la marque “un saut quantique”, selon les mots de Guy Semon, l’athlétique directeur du bureau technique. Même si la maison reste dépendante du Swatch Group, et particulièrement des assortiments Nivarox. Il a d’ailleurs fallu du temps aux ingénieurs de la marque pour intégrer cet assortiment dans un mouvement qui n’était pas conçu pour ça! Mais c’est chose faite, et la “machine” tourne désormais à plein rendement.

Un outil dimensionné pour 50’000 chronos par an
Si les opérations d’assemblage et de montage se font intégralement à La Chaux-de-Fonds, la production elle même à été installée à Cornol, dans le Jura, dans les locaux de Cortech, une entreprise de boîtes de montres qui appartient à TAG Heuer et qui produit 50% des besoins de la marque (en acier, or et platine).

Une unité de production de composants de mouvements y a été installée, dimensionnée pour 50’000 mouvements par an, mais ne tournant encore pour l’instant qu’au rythme de 25’000 mouvements annuels. C’est un outil effectivement ultra-moderne, répondant à un concept d’usinage entièrement numérisé (y compris, par exemple, le graissage, ce qui est assez rare encore) fonctionnant 24h sur 24h par machines modulaires accouplées de façon à créer des lignes de production (chaque pièce étant transférée automatiquement d’une machine à l’autre). C’est essentiellement une dizaine de pièces maîtresses qui sont fabriquées ici et livrées à La Chaux-de-Fonds: platines, ponts épais, pont des minutes, pont de chronographe, planche de masse.

La planète horlogère suisse en mouvements - 1ère partie CARRERA 1887 CHRONOGRAPH, CALIBRE 1887 by TAG Heuer

Roues, pignons, etc..., soit toutes les pièces de décolletage et d’étampage, sont traitées en externe, par un réseau de sous-traitance fidélisé. “Nous n’avons pas pour l’instant vocation à intégrer ces opérations. Le projet est déjà très ambitieux en-soi et, stratégiquement, nous nous en tenons là pour le moment”, explique M. Lebigot, responsable mouvements sur le site.

D’emblée une unité ultra-moderne
Ces ébauches, ponts et platines sont ensuite expédiés chez TAG Heuer où une unité d’assemblage, également dimensionnée pour 50’000 pièces, a été montée spécifiquement pour le mouvement 1887, en une année et demi. Faute de pouvoir détailler dans le cadre de cet article la façon dont les quelques 60 opérations y sont menées, contentons-nous d’un constat: tout a été conçu de façon à assurer un suivi intégral et individualisé de chaque mouvement en montage, grâce à une large automatisation et un contrôle systématique, intervenant à l’issue de chaque étape. Monté sur une bague dotée d’un numéro et d’une data matrix (code-barres de nouvelle génération) chaque mouvement est suivi individuellement et entre dans une base de données qui retrace l’exhaustivité de son parcours. Entre un posage et l’autre, les mouvements circulent par paniers d’un magasin à l’autre. Automatiquement, l’opération à effectuer s’inscrit sur un écran individuel. En cas d’erreur ou de problème, la pièce est redirigée sur une piste réservée au décottage et un rapport est automatiquement généré, qui permet de savoir exactement où se trouve la pièce, à quelle étape.

Question contrôle, le filtre mis en place est impressionnant, avec pour but de garantir la qualité de la pièce finalisée. Au fil de son parcours, le mouvement en montage passera automatiquement par un contrôle d’ébat automatisé, un contrôle par caméra de son échappement, un réglage automatique dans 1 position, des tests automatisés de ses roues d’armage, des start/stop et rewind, des mesures laser de sa précision de marche (moyenne à plat, à zéro heure, sans chrono: entre +2 et +10), puis un visitage et des contrôles manuels.

Aujourd’hui, cette unité est encore en phase d’ajustement et produit environ 60 pièces par jour. Mais rapidement, elle devrait monter en cadences au fur et à mesure de la commercialisation du désormais fameux mouvement 1887. (Sur le mouvement lui-même, reportez-vous à Europa Star 2/10).

LA SUITE AU PROCHAIN NUMERO...

Nous poursuivons cette grande enquête, La planète horlogère suisse en mouvements, dans notre numéro Europa Star octobre/novembre :

II) L’explosion des “mouvements manufacture”, III) Le haut du panier.

Source: Europa Star Première Vol.12, No 4