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Edito: Les ambiguïtés du luxe

February 2012


Tout récemment, le quotidien Le Monde expliquait dans un article intitulé “Au Japon, une envie de luxe pour conjurer le tsunami” qu’après quelques mois “d’autorestriction”, les Japonais se ruaient à nouveau sur les articles de luxe. "Dans le magasin Louis Vuitton de Sendai, les clients habituels – tout juste après avoir touché leurs primes d’assurance – sont rapidement revenus ’se faire plaisir’ après le séisme. Se consoler aussi", note la journaliste.

Ainsi, alors qu’on se serait attendu à une forte baisse, le marché japonais du luxe, qui pèse globalement 18 milliards d’euros (ce qui en fait le deuxième marché du luxe après les USA), devrait, en cette année de tsunami et de catastrophe nucléaire, enregistrer une légère hausse de 2%. Au niveau strictement horloger, le Japon a cette année enregistré une hausse de 11,2% de ses importations d’horlogerie helvétique (statistiques de janvier à novembre 2011).

On pourrait s’en étonner mais un tel comportement est dans la droite logique du “luxe”. La notion d’investissement parfois brandie n’a pas grand chose à y voir car essentiellement le luxe est de l’ordre de la dilapidation excessive, de la “fête” gratuite qui "consomme sans mesure les ressources accumulées dans le temps du travail", comme l’expliquait l’écrivain français Georges Bataille pour qui cette part d’excès que nous portons en nous est une part “sacrée”. Une part intrinsèquement liée à ces autres “excès” que sont l’érotisme ou la guerre. On a souvent commenté, avec quelque peu d’étonnement, la coutume du potlatch, cette fête rituelle au cours de laquelle les Indiens de la côte pacifique de l’Amérique du nord détruisaient les richesses pourtant essentielles (canoë, couvertures, objets précieux... ) qui venaient de leur être offertes par une tribu rivale. Cette destruction de biens matériels ne pouvait se faire en catimini mais bel et bien de façon ostentatoire, sous les yeux de ceux qui venaient de faire le don. S’en suivait une surenchère, la tribu rivale, question de prestige, devant relever le défi, se montrer “au niveau” en détruisant encore davantage!

Cette économie de la dépense “gratuite” offrant en contrepartie une “monnaie de renommée” à celui qui détruit de la valeur en pure perte ne peut-elle pas être comparée à nos modernes dépenses somptuaires? Sachant le peuple japonais façonné par des millénaires de culture de la frugalité, cette fringale de luxe attisée par les malheurs collectifs n’en prend que plus de relief. Tandis que tous les discours les plus raisonnables ne se penchent que sur la part productive et accumulative de l’économie, on ignore ou feint d’ignorer l’autre versant qu’est l’économie de la “destruction luxueuse”. Nous avons beau jeu de regarder de haut cette étrange coutume du potlatch mais nos dépenses de luxe n’en sont-elle pas le reflet contemporain? C’est ce que le même Bataille nomme “l’économie généralisée”, par opposition à la seule économie du travail. Une économie généralisée qui intègre la destruction et la dépense gratuite comme elles aussi “sources de valeur”. Le luxe est à sa façon la continuation pacifique et ritualisée de la guerre, de sa dépense folle d’énergie, de son exubérante débauche de richesses (selon les estimations de Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie, la guerre d’Irak aura coûté 3’000 milliards de dollars aux Etats-Unis, un prix sans rapport avec les “bénéfices” escomptés, sans même en évoquer le coût humain, par nature inestimable). Conjurer les périls et les incertitudes du futur en permettant la dépense “en pure perte” est bel et bien une des fonctions “sacrées” du luxe.

Source: Europa Star Première Vol.14, No 1