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Interview - Audemars Piguet: insuffler un nouvel état d’esprit

December 2012


François-Henry Bennahmias, nouveau CEO “ad interim” d’Audemars Piguet, est jeune (48 ans) mais connaît la maison par coeur: il y travaille depuis 18 ans. Ancien golfeur professionnel de haut niveau, il entre chez Audemars Piguet en 1994, fait ses armes sur le marché français avant d’être envoyé à Singapour et en Malaisie puis, notamment, en Australie. Durant cette période, il conserve aussi des responsabilités sur divers marchés européens, Allemagne, Espagne, Italie, Suisse... Mais en 1999, il est envoyé aux USA pour lancer véritablement la marque sur ce marché où elle se trouvait alors en “mauvaise posture”. On connaît la suite: grâce, notamment, à une politique médiatique forte et à un partenariat avec des figures marquantes de la culture populaire (Arnold Schwarzenegger, Jay-Z), Audemars Piguet devient une icône aux USA. Fort de ce succès, c’est à lui que s’adresse le “board” familial de la maison quand il s’agit de remplacer un Philippe Merk sur le départ pour cause de “divergences stratégiques”.

François-Henry Bennahmias
François-Henry Bennahmias

Europa Star: Vous avez déclaré il y a peu de temps que “la marque s’était un peu trop reposée sur ses lauriers”. Qu’est-ce que cache cette phrase, Audemars Piguet était-elle en mauvaise posture?

François-Henry Bennahmias: A mon arrivée, la marque sortait de dix ans de pur bonheur. Dix ans de développement, d’ouverture de nouveaux marchés. Même la crise de 2009 ne nous avait pas trop affectés: moins 12% alors que d’autres frôlaient les moins 30% voire plus. Bref, le sentiment dominant, c’était de se dire: ça roule, on y est! Mais c’est un sentiment dangereux car il vous pousse à ne plus vous remettre en question par excès de confiance. Or, “on y est” jamais. D’autant plus que l’on va vers des périodes plus difficiles. Mais les périodes difficiles sont intéressantes car elles nous obligent à être plus réactifs. Non! Pas “réactif”, car ça signifie que vous êtes déjà en retard, mais “proactif”.

ES: C’est un mot qui n’existe pas dans la langue française...

FHB: Ce n’est sans doute pas un hasard... Mais c’est cet esprit que je tiens absolument à faire infuser dans toutes nos équipes. Il faut oser, aller de l’avant, sans craindre de se tromper. On peut toujours se tromper, l’important est la vitesse à laquelle vous parvenez à vous corriger. La crise, de ce point de vue, est aussi une opportunité, elle nous oblige à faire la différence, à passer entre les gouttes, à être le meilleur possible. La crise, ça réveille!

ES: Vous définissez votre nouvelle stratégie comme à la fois “un retour aux fondamentaux et un respect absolu de la marque”. Qu’est-ce que ça signifie concrètement?

FHB: Ça signifie avant tout: faire partout du qualitatif, dans tous les aspects de la marque, produit, distribution, service. Privilégier le qualitatif par rapport au quantitatif entraîne toute une série de conséquences directes que ce soit en amont, au niveau de la technique pure, pour des produits dont la fiabilité doit être totalement irréprochable, mais aussi en aval dans notre rapport aux détaillants et aux clients finaux. Ce qui nous amène à prendre rapidement des mesures concrètes: redimensionner notre réseau de distribution pour offrir à chacun de nos partenaires une palette complète de nos produits, en nombre suffisant; faire une pause sur les nouveautés afin de réasseoir la marque sur son positionnement le plus précis et fort. Car la course à la nouveauté est absurde. L’horlogerie ce n’est pas la mode. Le public ne vit pas le nez collé à la nouveauté, il lui faut digérer l’offre. Et celle-ci doit être la plus claire possible. Les collections doivent être assainies et que l’on puisse dire: la Royal Oak c’est comme ça; la Millenary, c’est comme ça! Mais ceci dit, du point de vue du nombre de nos références, nous sommes bien équilibrés.

ES: Vous avez employé une énigmatique expression en disant qu’Audemars Piguet “devait devenir l’Apple horloger”. On peine à comprendre....

FHB: C’est pourtant simple: créer nos propres standards! Comme Apple l’a fait en informatique. En nous inspirant d’autres industries qui ont innové et qui travaillent sur d’autres modes de fonctionnement que ceux, immuables, de l’horlogerie, nous allons innover, emprunter de nouveaux chemins en termes de service notamment. Des chemins qui sont dans l’ADN de la marque mais qui feront la différence. Je ne veux pas en dire plus pour l’instant, ce serait prématuré, mais ce sera une innovation très marquante, à l’horizon 2013 - 2014.

ES: Le fait d’être une entreprise en mains familiales est-il un avantage dans les circonstances actuelles de fortes pressions sur les marchés?

FHB: Assurément, c’est une chance énorme. Non seulement nous n’avons pas à subir les pressions de la bourse mais le fait d’être un navire au tonnage plus modeste (tout de même près de 600 millions de chiffre d’affaires cette année et 1200 personnes à bord) nous procure une réactivité plus grande. Ce n’est pas aussi difficile à manier qu’un énorme paquebot. Ça c’est une chose. Une autre est l’extraordinaire carte que nous avons ainsi en mains, une carte fondamentale à jouer auprès des détaillants mondiaux. Car tous ressentent et souffrent de la pression exercée par les groupes. Ils ont donc tendance actuellement à privilégier l’indépendance des maisons avec lesquelles ils traitent. Et combien de marques, toutes marques confondues, sont-elles capables de générer un chiffre d’affaires de plus de 2 millions de francs suisses par détaillant unique? Elles se comptent sur les doigts d’une voire de deux petites mains. Et Audemars Piguet en fait partie. Je vous laisse faire le calcul...

La Royal Oak Offshore Grande Complication
La Royal Oak Offshore Grande Complication
Audemars Piguet Une montre contemporaine en titane et céramique de 44 mm de diamètre à porter sur caoutchouc, est équipée d’un mouvement mécanique traditionnel à remontage automatique associant les complications rares de répétition minutes, chronographe à rattrapante et calendrier perpétuel. Travail de maîtrise, les 648 composants se partageant les 8 cm3 de l’espace dévolu au mouvement sont terminés avec un soin jaloux. Les finitions contemporaines tel le sablage ont pour objet de magnifier des traitements plus traditionnels comme les anglages ou les étirages. Pour révéler l’exceptionnel, les éléments constitutifs de ce coeur sont rendus en partie visible par l’emploi d’un cadran en saphir transparent et par la mise en place d’un fond ouvert. Celui-ci laisse en particulier voir la masse oscillante en or massif dont le traitement noir souligne l’accent contemporain que les horlogers ont choisi de donner à l’ensemble. Edition limitée à 3 pièces.

ES: Votre prix moyen?

FHB: Aux alentours de 30’000.- CHF. Pour un détaillant, ça signifie vendre 70 montres par an pour atteindre le chiffre que je viens de citer.

ES: Une autre question sensible est celle de l’intégration de la production, surtout en ces temps de pression sur les mouvements et les assortiments. Où en est Audemars Piguet?

FHB: A terme nous voulons intégrer les rares métiers qui ne le sont pas encore. Cette année, nous mettons en place une cellule de production qui se consacrera à tous nos cadrans Royal Oak, qui font l’identité de ce produit. Par ailleurs, nous venons d’annoncer un important investissement de plus de 30 millions pour la construction d’un nouveau bâtiment à Genève destiné à Centror, notre unité de fabrication de boîtes et de bracelets. Quant aux fameux assortiments, nous y travaillons (sourire). Patience.

ES: Plus personnellement, qu’est-ce qui vous motive le plus dans votre nouvelle fonction?

FHB: Sans hésitation, c’est la notion d’équipe. Parvenir à insuffler une vibration nouvelle dans cette vaste équipe, pousser en avant, mettre en valeur les incroyables talents qui y existent, encourager et récompenser les initiatives. C’est ça qui me motive avant tout: transmettre un nouvel état d’esprit. D’ailleurs je suis et serai très présent au coeur industriel de notre activité, dans les ateliers, à la production. Partout j’aimerais impulser ce changement de mentalité pour que nous soyons tous “proactifs”, sans peur. C’est peut-être là une approche inspirée de mon expérience américaine. Mais je le dois aussi à ma femme, allemande, qui m’a montré qu’il y avait une autre façon de fonctionner, sans rigidité, avec courage, de façon partagée et commune.

Source: Europa Star Première Vol.14, No 6