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L’optimisme roboratif de François Thiébaud, patron de Tissot

March 2014


François Thiébaud, patron de Tissot depuis 1996, est rayonnant. Il y a de quoi, semble-t-il, puisque la marque de moyen de gamme du Swatch Group a écoulé en 2013 aux environs de 4 millions de montres. Quelques extraits du long échange qu’il a eu avec Europa Star.

François Thiébaud, CEO of Tissot
François Thiébaud, CEO of Tissot

Europa Star: Récemment, Nick Hayek a insisté sur le fait que le Swatch Group n’est pas exclusivement un groupe de luxe mais que sa force provient de l’étendue, de la diversité et de la complémentarité de son offre.

François Thiébaud: Ce n’est pas moi qui dirai le contraire et je sais très bien l’importance de l’apport d’un Tissot au groupe. Mais en même temps, on pourrait dire que toute l’industrie horlogère suisse est du luxe. Que représentent en effet les plus ou moins 28 millions de montres suisses sur un total de plus d’un milliard de montres produites par an? Un petit 3%! C’est du luxe! D’ailleurs toute l’horlogerie est du luxe d’une certaine façon car, en dehors de certaines professions bien précises, avoir une montre n’est plus une nécessité: l’heure est partout.

L’intelligence et l’intuition de Nicolas Hayek ont été de créer un beau panier de marques qui constituent une véritable pyramide. En ce sens, c’était un visionnaire car on ne peut pas se nourrir tous les jours de caviar, on en mourrait. Mais de bas en haut de cette pyramide, l’important est de faire de la qualité à tous les étages. Avec la Swatch en 1983, on a démontré que la Suisse savait faire de la qualité pour tous. Et c’est la Swatch qui a aussi permis de refinancer et de booster tout le reste. Omega, par exemple, n’en serait pas là si la Swatch ou Tissot n’avaient pas existé.

T-Complication Chronometer by Tissot
T-Complication Chronometer by Tissot

ES: Comme définiriez-vous la mission qui vous a été confiée il y a près de 20 ans auprès de Tissot?

FT: En 1996, Tissot faisait 840’000 montres. C’était un peu poussiéreux, malgré des succès comme la Rockwatch, par exemple. C’était, je dirais, de la bonne montre suisse sans plus. Mais une montre ne doit pas être simplement “bonne”, elle doit être porteuse d’innovations, dans la technologie, dans les matériaux, dans tout ce qui l’entoure et l’accompagne. Il faut en outre que le produit et son image soient consistants. Et pour qu’ils le soient, il faut respecter l’ADN de la marque, connaître profondément son histoire. En dehors de la technologie, je me suis toujours passionné pour l’histoire.

En arrivant chez Tissot, j’ai suivi un de nos adages: “Gold value at silver price”. Pour commencer à l’appliquer, j’ai fait mettre des glaces saphir sur tous les modèles (ce que nos volumes nous autorisaient économiquement). Glace saphir et, à l’intérieur, mouvement ETA: on a déjà là les ingrédients d’un très bon produit. Mais en plus, il faut essayer de découvrir ce dont le consommateur a envie, sans toujours même le savoir. Et dans ce contexte, ce n’est plus tant le prix qui est l’élément déterminant: c’est la confiance, qui est l’élément fondamental.

ES: L’arrivée de la T-Touch a certainement été déterminante.

FT: En 1997, les gens d’Asulab (ndlr: le laboratoire de recherche et développement du Swatch Group) sont venus présenter à tous les chefs de marques leur technologie tactile. Qui la veut? C’est moi qui ai levé la main et l’ai prise pour Tissot (rires). Deux ans après, la montre sortait, avec le succès que l’on sait. Et si elle a si bien marché, c’est aussi parce que derrière, il y avait le nom Tissot, la confiance Tissot. “Innovateurs par tradition”, dit un de nos slogans. On pourrait même affirmer que c’est nous, avec la T-Touch, qui avons initié le comportement tactile. Nous sommes les précurseurs des iPads et autres iPhones.

ES: Vous parlez beaucoup de confiance, celle-ci est une construction et doit s’entretenir dans la durée…

FT: Oui, absolument, c’est bien pourquoi la qualité du service après-vente est fondamentale. Il faut sans cesse accroître la confiance déjà gagnée. S’il y a rupture de confiance, il y a danger. C’est pourquoi nous cherchons toujours à optimiser nos services, mais aussi notre présence sur les marchés. Cette année, on va ainsi fermer un certain nombre de points de vente qui ne nous présentent pas assez qualitativement, ne créent pas assez cette aura de confiance. Nous passerons ainsi de 14’000 à 13’000 détaillants. (ndlr: le cœur des ventes de Tissot se situe entre 300.- et 800.- CHF).

Glamorous by Tissot
Glamorous by Tissot

ES: Contrairement à beaucoup d’observateurs un peu moroses, on vous sent très confiant quant à l’avenir de l’horlogerie suisse.

FT: Mais le volume de progression de l’horlogerie suisse est tout simplement énorme. Si on fait un parallèle avec les vins, il y a de bons terroirs un peu partout. Sauf que Bordeaux et la Bourgogne restent les références incontournables. En horlogerie, c’est la même chose: la Suisse est le terroir d’exception de toute l’industrie. D’ailleurs, au passage, j’aimerais saluer les grandes marques du luxe français qui ne s’y sont pas trompées: en horlogerie, elles ne font pas du Made in France, mais du Made in Switzerland. C’est la confirmation de l’excellence, voire de l’unicité de notre terroir. Si nous savons maintenir la qualité et le rêve et l’innovation, il n’y a aucune raison que la Suisse ne parvienne pas à écouler peut-être 100 millions de montres par an d’ici dix ans! Pensez à tous ces pays en devenir, où le pouvoir d’achat va inéluctablement monter, non seulement l’Asie, l’ex URSS, l’Amérique du Sud mais aussi l’Afrique. C’est aussi pour cette raison, qu’en tant que responsable des exposants suisses à BaselWorld, j’ai sans cesse milité pour la plus grande ouverture possible, à toute l’horlogerie, suisse et étrangère. Une vivifiante émulation.

ES: Tout à fait autre chose: que pensez-vous de l’arrivée des smartwatches? Y voyez-vous une concurrence frontale, en général et pour Tissot en particulier?

FT: Je n’y vois rien de négatif. Beaucoup de jeunes ne portent plus de montres, ils vont y revenir à travers les smartwatches. A mes yeux, elles sont complémentaires aux montres traditionnelles, n’ont pas le même usage. On n’a pas vendu moins de montres depuis que le téléphone portable existe. Et pourtant, lui aussi donne l’heure.

ES: Mais une smartwatch se porte au poignet….

FT: Oui, mais nous avons deux poignets, si jamais. Nicolas Hayek portait bien huit montres, parfois (rires). Non, plus sérieusement, je crois profondément que plus on fait de choses autour de l’horlogerie mieux c’est. Y compris la compétition. Autrefois, on avait une montre pour la vie. Maintenant, on en aura 5, 10, 15 au cours d’une vie. La profusion crée l’habitude, donc plus il y en a, mieux c’est. La mesure du temps, on ne peut pas la changer. Ce qu’il faut saisir c’est comment habiller le temps en fonction du moment, des tendances, des envies.