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Edito: “Pâté de veille” et “Enterrement de veillée”

August 2010


Edito: “Pâté de veille” et “Enterrement de veillée”

Dans son ouvrage paru en 1942, Les Cabinotiers genevois, Eugène Jaquet, qui était alors le Doyen de l’Ecole d’Horlogerie de Genève, racontait ses souvenirs de jeune horloger, à la fin du XIXème siècle. Parmi ceux-ci, il narre une jolie coutume: Le “Pâté de veille” et “l’Enterrement des veillées”.

Le “pâté de veille” était le nom d’un repas rituel, pris en commun et payé par le patron à ses ouvriers, qui marquait le début de la saison des veillées. “Les veillées”, c’était le nom que l’on donnait à cette longue période d’automne et d’hiver où, le jour déclinant, il fallait péniblement travailler à la lumière de faibles lampes. “L’enterrement des veillées” était le jour de fête qui marquait le retour de la lumière. Il se tenait “le premier lundi de la semaine pendant laquelle on pouvait se dispenser d’allumer les lampes.” A “l’enterrement des veillées”, c’était au tour des ouvriers de payer pour le patron. “Et malheur à ceux qui n’avaient pas la tête assez solide pour résister à la valse des bouteilles... Une médaille était décernée à celui qui, en cette occasion, avait le moins su se modérer, et il en était le détenteur jusqu’à la réunion suivante”, raconte Eugène Jaquet.

On se prend à rêver d’une telle convivialité. Et puis, en y repensant, on se dit qu’elle existe toujours, qu’on l’a même rencontrée. Mais avouons-le, ce n’est que chez des “petits” qu’on l’a croisée, dans les ateliers, les modestes usines, dans les replis jurassiens du tissu des petites “fabriques”. Dans les grandes maisons, c’est différent: la Direction des Ressources Humaines (dont l’acronyme, DRH, fait passer un peu de vent froid) veille d’un oeil tout professionnel à l’optimisation et à l’huilage des rapports sociaux, des rapports humains. Car comme son nom l’indique, l’humain est devenu une ressource.

Et si l’humain est “ressource”, il n’est plus “but”! Oh, ça ne date pas d’hier. Eugène Jaquet, le déplore déjà, en 1942, qui poursuit son récit en disant “qu’autrefois, ces coutumes étaient de rigueur dans tous les ateliers sérieux; elles ont malheureusement disparu aujourd’hui, vu que dans les usines actuelles, qui ont remplacé la plupart des ateliers, les ouvriers ne se connaissent que très peu.” Et quand on ne se connaît que “très peu”, on ne fait guère la fête ensemble.

On pensait à tout ça, à la veille de l’été, dans les couloirs de l’EPHJ, à Lausanne, qui réunit un vaste ensemble de sous-traitants de l’horlogerie. Contrairement aux horlogers plus guindés, eux savent encore faire la fête ensemble. Même quand tout n’est pas rose. Le marketing y a desserré son empreinte et on y parle plus franchement et librement que dans les couloirs de Bâle. En un mot, c’est plus convivial, précisément. C’est plus “humain”, à cette échelle. C’est plus “cash”: ici, moins d’effets d’annonce. Et qu’entend-t-on? Eh bien que les grandes annonces bâloises n’ont, de loin, pas toutes été suivies d’effets. Qu’on n’a pas vu la couleur de la première commande de composant pour tel ou tel qui annonçait avoir explosé son propre carnet de commandes. Que si c’était en train de repartir, eh bien ça repartait lentement, c’est le moins qu’on puisse dire. Au même moment, on lisait les statistiques mensuelles de la FH: “L’horlogerie suisse semble avoir trouvé sa vitesse de croisière durant le printemps. La valeur des exportations du mois de mai a progressé de 13,0%, pour atteindre un niveau de 1,2 milliard de francs. Cette hausse à deux chiffres a encore contribué à redresser nettement la moyenne mobile sur douze mois, qui devrait retrouver le chemin de la croissance vers la fin de l’été.” Et on se pose des questions; ces statistiques sont-elles un faux-semblant? Quelles réalités recouvrent-elles, si l’on écoute nos sous-traitants? Y a-t-il du chinois là-dessous? Les stocks s’écoulent-ils ou font-ils simplement le tour de la planète?

Allez. Profitons du fait qu’ici c’est encore l’été, qu’on n’a donc pas besoin “d’allumer les lampes”, et enterrons joyeusement les veillées. En espérant ne pas avoir à avaler trop de “pâtés” dans les semaines et les mois qui viennent.

Photo: Atelier Maerky, Grand Lancy 1898

Source: Europa Star Première Vol.12, No 4