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Dossier spécial Art & Horlogerie - La voie culturelle - Entretien avec Franco Cologni

December 2012


Entretien avec Franco Cologni sur les rapports entre art et horlogerie

“Gourou de la Haute Horlogerie”, “Cardinal du groupe Richemont”, les définitions du rôle (des rôles) qu’a joué Franco Cologni dans la vaste réorganisation de l’horlogerie suisse sont révélatrices de sa place très particulière dans la galaxie des personnalités – ou des personnages – qui animent la scène horlogère. Car contrairement à beaucoup d’autres, Franco Cologni n’est un homme issu ni de la finance ni du négoce ni de l’ingénierie, tous viviers de dirigeants horlogers. Mais du théâtre et de l’Université. L’Université de Milan où, fin des années 60, début des années 70, il enseigne “L’Histoire du Théâtre et du spectacle”, balayant l’horizon du spectacle vivant des tragédies grecques à Broadway. Parallèlement, il est journaliste pour un grand quotidien, dans lequel il écrit aussi des critiques de cinéma et de théâtre. A priori, rien qui le prédestine à devenir l’éminence grise du deuxième groupe de luxe au monde, qu’il a largement contribué à bâtir.

Sauf qu’en étudiant le théâtre, il apprend, selon ses propres mots, “qu’il n’y a pas de spectacle sans spectateur. Et que si c’est le spectateur qui permet de parvenir au succès, celui-ci ne se bâtit qu’à travers un travail d’équipe. Le théâtre, c’est un travail d’équipe. Et c’est précisément ce qu’on retrouve dans les Métiers d’Art qui contribuent en commun à faire d’une pièce un objet d’exception.”

L’horlogerie serait-elle donc ce 12ème art dont on nous parle?, lui demandons-nous.

Sa réponse est directe: “L’art horloger n’est pas de l’Art mais de l’art appliqué à l’horlogerie, c’est tout différent. A l’Artiste appartient la liberté créative, au”designer“la liberté sous surveillance car il est condamné à respecter les règles, règles du produit, règles de la marque. Son”art“est lié à la fonction prédéterminante du produit. Il peut s’éloigner de cette fonction, il ne peut pas l’oublier. Et puis il ne”signe“pas de la façon qu’un artiste peut signer son oeuvre. Ce qu’il fait est collectif et ne lui appartient pas. Donc si l’horlogerie est un art, c’est un art mineur, pourrait-on dire.”

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Trois vies

Mais Franco Cologni a plusieurs vies, ce qui, rétrospectivement, éclaire ses propos d’un autre jour. Après le théâtre et l’Université, dans l’Italie en plein boom économique, il devient entrepreneur sans toutefois s’éloigner de ses préoccupations esthétiques. Il se met à transformer “de beaux objets de qualité en produits de luxe: montres, stylos, maroquinerie, briquets.” Il crée ainsi le “John Sterling”, le briquet le plus plat du monde, sur une “base” comme on dit en horlogerie à propos du mouvement, Dupont, Dunhill ou Cartier. Tiens, “Cartier”! Parvenu à faire de l’Italie le deuxième marché au monde des briquets Cartier, il est logiquement repéré par Robert Hocq et Alain-Dominique Perrin, qui viennent de lancer la célèbre collection Les Must de Cartier. On est en 1973. Franco Cologni invité à monter à bord se lance dans l’aventure. La suite, on la connaît... Mais la connaît-on vraiment?

“Ce que j’ai essentiellement apporté?” fait-il mine de se demander. Avant de répondre en ramassant sa formule: “J’ai rapproché le luxe et la culture.” Et de s’expliquer: “un produit de luxe est, par la force des choses, un bien culturel. Il a une valeur matérielle et une valeur immatérielle, car il est le fruit d’une culture, d’une sensibilité particulière, qui s’est développée historiquement, a pris tel visage ici, tel autre là. Un produit est fait de couches culturelles. C’est là sa valeur immatérielle. Et qu’est-ce qui exprime au mieux cette valeur immatérielle si ce n’est le savoir-faire, des artisans qui y travaillent, une connaissance en profondeur transmise par les générations.”

La voie culturelle

Quand Cartier et Alain-Dominique Perrin passent sous le contrôle de Richemont, on demande alors à Franco Cologni de travailler sur les marques et leur concept culturel respectif. “Seulement avec les CEO qui ont accepté cette voie culturelle”, précise-t-il aussitôt en vous dardant de son regard bleu de “serial-killer”, comme il se dénomme parfois lui-même avec un sourire de chat. “Le problème souvent, ce n’est pas tant la marque que la personne qui s’en occupe qui compte. Sa compréhension intime de l’essence de la marque est centrale. Car une marque c’est un bien culturel, un bien durable...” Auprès des marques qui l’écoutent – ou qui parfois sont obligées de l’écouter, grand bien leur fasse – Franco Cologni dévoile son “système”. Un système qui tient en deux mots: long terme. “Si je suis”gourou“de quelque chose, c’est uniquement du long terme. Ce qui m’a permis de proposer aux marques des stratégies longues axées sur le luxe, adaptables aux codes précis de chaque marque.” Son travail auprès de Vacheron Constantin, par exemple, représente à ses yeux “le cas idéal: une magnifique histoire, des savoir-faire encore préservés, des affinités particulières avec le monde culturel.”

Dans le cadre de cette stratégie culturelle, Franco Cologni revient à ses premiers amours, l’écriture, l’édition de beaux livres qui déploient le patrimoine historique des marques, mais surtout, il inaugure le SIHH et fonde ce qui deviendra l’actuelle Fondation de la Haute Horlogerie. Parallèlement, ce qu’on connaît moins, est qu’il crée à Milan la Creative Academy, qui appartient à Richemont, et lance la Fondation Cologni des Métiers d’Art.

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Vers une nouvelle Renaissance

Née en 1995, c’est une institution “non profit” dont il est le Président. Son but: favoriser une “nouvelle Renaissance” des métiers d’art. Ce qu’il appelle “l’intelligence de la main.” Mais s’il s’agit bien de transmission et de perpétuation de savoir-faire, ce n’est en rien un conservatoire. Car son envergure est large. Aux métiers traditionnels que nous connaissons dans l’horlogerie, la joaillerie, la haute couture, il ajoute le cuisinier, le photographe, le vigneron, le rédacteur, le typographe, le designer... Car “l’intelligence de la main” est en perpétuelle évolution. Si elle se nourrit des pratiques passées, elle ouvre aussi de nouveaux chemins, cherchant à préserver sa vitalité tout en conservant le sens de son histoire et la profondeur de ses racines. Enseignement, formation, recherche, manifestations, colloques, expositions, publications (ainsi une très belle série d’ouvrages fondamentaux sur ces diverses professions)... le programme est copieux (cf www.fondazionecologni.it , existe en italien et en anglais).

“Tout le monde y vient, à l’artisanat”, constate Franco Cologni qui se réjouit d’avoir ainsi eu raison plus tôt que d’autres. Il y voit un tournant sociétal comme de nouvelles opportunités économiques: “la notion d’artisanat, de métier d’art, de bienfacture, de qualité du produit revient sur le devant de la scène. Dans le vaste jeu de redistribution qu’est la mondialisation, l’Italie, vieillissante et en crise, a une énorme carte à jouer dans ce domaine où elle a des racines culturelles qui remontent à loin. Contre le tout-venant, il nous faut créer de beaux objets, justifiés par leur grande qualité. Quand les peintres du XVIIIème siècle venaient faire leur”Grand Tour“en Italie, c’était autant pour la beauté de la lumière que parce qu’ils pouvaient revenir chez eux avec de petits trésors artistiques dans leurs malles. Transmettre cette intelligence historique de la main est aussi une responsabilité économique, pour le futur des jeunes générations, pour leurs emplois, pour la prospérité future du pays. En 2013, la Fondation lance ainsi une grande opération:”100 apprentis pour 100 maîtres artisans“. Nous voulons remettre en contact les générations.”

Slow Food

Pas étonnant donc que la Fondation Cologni pour les Métiers d’Art ait notamment collaboré avec le mouvement italien Slow Food. Loin de se cantonner à une seule réaction contre le Fast Food, le Slow Food prône un changement de civilisation. Qui pourrait bien commencer par l’art de manger ensemble et passer par l’estomac. “Prenez le cuisinier”, explique Franco Cologni, “c’est un métier d’art qui, comme tous, est un mouvement collectif. Manger un pain ça commence par le paysan, puis le meunier, le boulanger et enfin celui qui pose le pain sur la table. Même chose pour le vin. L’alimentation, c’est l’énergie de la vie. Donner donc à manger bon, bien, beau, simple et proche, c’est à dire avec des aliments choisis et qui viennent des alentours, implique une chaîne de métiers d’art. C’est le contraire de la fusion, je déteste ça”, ajoute-t-il en riant. Il nous faut de l’authentique, du bien fait, du vrai. C’est le Pape Paul VI qui avait coutume de dire: la beauté, c’est la splendeur de la vérité.“Toujours attelés à notre définition de ce qui est de l’art et de ce qui ne l’est pas, on lui demande alors si la notion d’esthétique n’implique pas obligatoirement celle d’éthique. Le deuxième terme n’est-il pas d’ailleurs inclus dans le premier?”Oui, puisque la vérité c’est être éthique. Etre dans le vrai c’est être juste. Le problème est qu’aujourd’hui, il n’y a plus d’éthique parce qu’il n’y a plus de vérité. La vérité s’est dissoute dans une multitude de subjectivités. Toutes les esthétiques se mélangent car toutes les éthiques se confondent. Il nous faut retrouver la splendeur du vrai."

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La Salière de Cellini

S’employant ainsi à promouvoir les “vraies” valeurs des artisans dans tous les domaines, cherchant à susciter de nouvelles vocations, à promouvoir la transmission et l’entrée des jeunes dans les métiers, la Fondation a choisi un emblème symbolique, à la croisée précisément de l’art et de l’artisanat: la Salière de Benvenuto Cellini. C’est un magnifique objet précieux créé entre 1540 et 1543 par le célèbre sculpteur et orfèvre Benvenuto Cellini. Deux figures symboliques disposent d’un côté le sel et de l’autre le poivre. Le poivre, c’est l’aliment de la créativité, le piquant qui stimule corps et esprit. Le sel, c’est ce qui tout à la fois préserve, conserve et donne goût à la vie, un aliment utile et qui flatte l’esthétique. “La salière de Cellini résume toute notre ambition”, reprend Franco Cologni. “Cellini lui-même était à la fois un grand artiste et un”designer“, un orfèvre. Et non seulement ça, mais il tenait aussi boutique et vendait directement ses produits aux clients. Cellini, c’est le départ de ce qui est devenu l’industrie du luxe. Aujourd’hui, cette industrie doit refaire tout le chemin à l’envers, réapprendre ses propres racines. Et par ailleurs, cette salière, résultat conjugué de l’art et de l’artisanat, est une réponse à votre question, non?”

Art ou artisanat? La question n’est-elle pas un peu vaine, après tout. Car, comme le rappelle in fine Franco Cologni: “J’ai dit au début que l’artiste était libre. Ce n’est pas si vrai que ça. La liberté de l’artiste est elle aussi limitée, autrefois par le mécène, que ce soit le Prince ou l’Eglise, aujourd’hui par le galeriste et la cote du marché. Pour un artisan, la limitation sera la marque pour laquelle il travaille et l’usage de son”oeuvre“’. Mais dans les deux cas, la valeur d’un objet, qu’il soit d’art ou d’artisanat, sera le résultat d’un rapport entre le créateur et son client. C’est le désir qu’aura ce dernier de l’obtenir qui en déterminera le prix. C’est le client qui fait la valeur sur le marché. Et de ce point de vue-là, il n’y a plus aucune différence entre art et artisanat.” CQFD, comme on dit quand la conclusion d’une démonstration revient à son point de départ.

Source: Europa Star Première Vol.14, No 6

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