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LETTRE DE CHINE – 25e foire horlogère de Shenzhen “Je t’aime, moi non plus...”

August 2014


Le «Sino-Swiss Free Trade Agreement» secoue la 25e foire horlogère de Shenzhen. Plus que dans tout autre secteur, l’accord de libre-échange ballotte les deux pays entre espoir et crainte.

LETTRE DE CHINE – 25e foire horlogère de Shenzhen “Je t'aime, moi non plus...”

Au 1er juillet 2014, l’accord de libre-échange entre la Suisse et la Chine est entré en application. Progressivement, la Suisse étendra sa plate-forme «duty free» de la petite Hong Kong à toute la Chine continentale! Mieux, elle implantera ses propres réseaux de vente dans les principales métropoles «Avec l’avantage imbattable sur les réseaux chinois de pouvoir offrir une remise supplémentaire allant jusqu’à 35%!», déclare Mengjin Wang, expert de l’horlogerie chinoise et l’un des négociateurs de l’accord de libre-échange. Prix plus bas, authenticité garantie et service après-vente de qualité, les montres suisses pourraient connaître un second souffle sur le marché chinois!

Succès dont ne profiteront guère les entreprises chinoises à cause de la loi Swissness portant à 60% la valeur nationale d’une montre Swiss made, «mesure protectionniste qui frappera durement les fournisseurs chinois», prévient Eddie W. H. Leung, président de «Horologe Advisory Commitee of HKTDC».

Les leaders chinois semblent découvrir la complexité du mécanisme politique helvétique où le peuple reste la pièce maîtresse. Ainsi, le gouvernement fédéral a ouvert un marché que l’initiative populaire a aussitôt protégé, faisant de la petite Suisse la grande gagnante de cet accord de libre-échange. Les négociateurs suisses enfoncent le clou en exigeant du gouvernement chinois davantage de respect de la propriété intellectuelle avec, à l’appui, une liste de marques chinoises enfreignant les critères du Swiss made. Acculée, la Chine sera contrainte d’appliquer ses propres loi anti-contrefaçon (oui, elle en a!) sans pouvoir se cacher derrière la récurrente excuse du «phénomène culturel».

Une liste des contrevenants sera bel et bien dressée.

Les leaders chinois semblent découvrir la complexité du mécanisme politique helvétique où le peuple reste la pièce maîtresse.

LETTRE DE CHINE – 25e foire horlogère de Shenzhen “Je t'aime, moi non plus...” LETTRE DE CHINE – 25e foire horlogère de Shenzhen “Je t'aime, moi non plus...”

Et l’industrie horlogère chinoise, qu’a-t-elle à gagner?

Avec l’accord, on espère se rapprocher de la Suisse et «y envoyer des Chinois afin d’apprendre à produire de meilleure qualité, à mieux réparer et aussi à comprendre la technologie de la mécanique suisse», déclare Leung.

Espoir a priori naïf face à l’une des industries les plus protectionnistes au monde depuis l’attaque du quartz japonais. Wang, quant à lui, propose d’accueillir en Chine les maîtres horlogers suisses à la retraite pour «aider l’industrie chinoise», dit-il en citant un premier candidat fraîchement pensionné, issu d’une vénérable marque de Genève.

 La compétence s’achète!

Les Chinois n’ont évidemment pas signé un accord dont le succès repose sur une poignée de vieux maîtres et une fournée d’apprentis! Plus ambitieux, le véritable plan est peut-être plus confidentiel. Rappelons que la Suisse est au cœur d’une Europe en crise qui relève ses barrières protectionnistes. Or, la Suisse peut importer et exporter sans restriction vers l’UE et la Chine pourra graduellement importer et exporter sans restriction vers la Suisse et vice-versa: l’enjeu chinois de l’accord est donc avant tout de créer une tête de pont vers l’Europe.

A son tour, la Suisse doit s’attendre à l’arrivée d’investisseurs chinois, en particulier dans ses petites et moyennes entreprises, réputées pour leurs compétences mais aux capacités parfois limitées.

LETTRE DE CHINE – 25e foire horlogère de Shenzhen “Je t'aime, moi non plus...”

Pour l’industrie horlogère, c’est plutôt l’inverse: acheter des compétences en Suisse pour augmenter la plus-value des montres chinoises. S’étonnera-t-on de découvrir que le premier membre de la toute nouvelle «Swiss-China Investment Platform Association» (SCIPA) est la fédération horlogère de Shenzhen?

Cette plateforme assistera les investisseurs chinois à trouver des entreprises en Suisse. Le contraire est aussi vrai, certes, mais les entreprises suisses comptent déjà parmi les investisseurs les plus actifs dans l’Empire du Milieu avec plus de mille entreprises et succursales suisses, employant plus de 120 000 personnes.

A son tour, la Suisse doit s’attendre à l’arrivée d’investisseurs chinois, en particulier dans ses petites et moyennes entreprises, réputées pour leurs compétences mais aux capacités parfois limitées. Ceci explique pourquoi l’USAM (Union Suisse des Arts Et Métiers), puissante organisation faîtière des PME suisses, a vite accepté la carte de membre de la SCIPA. Et dans les allées de la foire horlogère de Shenzhen, on découvre que le savoir-faire suisse intégré aux montres chinoises est déjà en vitrine...

 Smartwatch aux abonnés absents!

Shenzhen étant l’un des grands centres de production de composants électroniques, on peut penser que l’industrie horlogère cantonaise et hongkongaise se lance sur la vague montante de la smartwatch. Or, à la foire horlogère de Shenzhen, c’est le calme plat... Seule Ezon, spécialisée dans les montres digitales sportives multifonctions, dévoile une montre légèrement connectée. TianBa sort un prototype dont le cadran affiche quelques fonctionnalités d’un smartphone. La smartwatch chinoise proviendra donc, elle aussi, du secteur de la téléphonie mobile, à savoir des marques Huawei, Meizu, Xiaomi, Lenovo, ZTE, Oppo et Coolpad.

Mais le mot d’ordre est attendre que les grandes marques américaines et coréennes perfectionnent les technologies à coup de gros investissements pour trouver, quelques mois plus tard, tous les composants à bas prix permettant de s’engouffrer dans le futur segment de la smartphone low cost.

 Swiss design, Swiss movement

Sur le stand Ebohr – marque du groupe China Haidian – rencontrons Gaosheng Yan, vice-pdg et directeur du design, à propos de la nouvelle marque Ebohr Complication (EC). La première collection faite exclusivement de montres à mouvements automatiques et à tourbillons est notre coup de cœur de la foire de Shenzhen.

Experience n°2, Ebohr
Experience n°2, Ebohr

“Il s’agit d’une coopération entre un bureau de design suisse indépendant et celui d’Ebohr. Notre studio a adapté les projets aux goûts de notre clientèle asiatique.”

En effet, toutes les pièces affichent un design à la fois élégant, audacieux et sans la moindre faute de goût. Selon les rumeurs, ce design maîtrisé proviendrait des stylistes Codex... «Non, il s’agit d’une coopération entre un bureau de design suisse indépendant et celui d’Ebohr. Notre studio a adapté les projets aux goûts de notre clientèle asiatique.» Ebohr Complication est-elle une simple vitrine ou aura-t-elle une véritable existence commerciale? «EC nourrit de vraies ambitions, avec des prix attractifs: les modèles automatiques sont à 4000 yuans (env. 600 francs suisses), le premier tourbillon volant à calibre Sea-Gull est à 17 000 yuans (2400 francs) et le tourbillon carrousel à calibre Shanghai Watch Factory est à 90 000 yuans (13 000 francs)».

Ultra-Thin Fully-Automatic Mechanical, Sea-Gull
Ultra-Thin Fully-Automatic Mechanical, Sea-Gull

D’autres surprises nous attendent chez Fiyta où nous conversons avec Bruce Du, le pdg. La nouvelle collection Photographer est plus audacieuse que jamais, avec des touches de couleur, des cadrans 3D et une évocation plus directe à l’univers de la photo. Rappelons que Fiyta est la seule marque chinoise à exposer dans la prestigieuse Halle 2 de Baselworld!

Photographer, Fiyta
Photographer, Fiyta

Fiyta et Ebohr n’ont donc pas attendu l’accord de libre-échange pour investir en Suisse.

Pourquoi investir autant d’argent à Bâle si son marché est principalement axé sur la Chine et l’Asie du Sud-est? «C’est beaucoup d’argent mais le monde de l’horlogerie se retrouve à Baselworld. Nous avons déjà des boutiques en Amérique du Nord et un jour, nous seront également en Europe», assure M. Du.

Et où en est la collaboration avec Emile Chouriet, rachetée par le groupe il y a quatre ans? «La marque suisse reste parfaitement autonome, mais nous venons d’acheter une manufacture de mouvements à Genève pour produire des calibres simples qui équiperont nos montres Fiyta. Et ce sont les horlogers d’Emile Chouriet qui supervisent le développement», confie le patron.

Fiyta et Ebohr n’ont donc pas attendu l’accord de libre-échange pour investir en Suisse.

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Beihai, Beijing Watch Factory
Beihai, Beijing Watch Factory

 La Suisse face à trois problèmes:

1: ETA fournit de moins en moins de mouvements mécaniques à des marques tierces qui n’ont souvent aucune autre alternative et donc risquent la disparition. Fiyta – client d’ETA pour son haut-de-gamme – est confronté au même problème, mais va le solutionner en développant sa propre manufacture de mouvements en Suisse. On peut envisager que d’autres poids lourds de l’horlogerie chinoise fassent de même, désormais encouragés par l’accord de libre-échange. Imaginons un développement et un assemblage suisse, des composants chinois et un «Swiss movement» gravé sur le cadran! Pour le marché chinois, c’est déjà une énorme plus-value, la clientèle aura l’assurance d’avoir un «moteur fiable sous le capot». Et c’est déjà une arme redoutable pour conquérir sereinement tous les marchés du monde... Un peu à l’image des poinçons, le Swiss made (60% de valeur nationale), le Swiss label avec l’arbalète (70%) protègeront surtout les produits des grands groupes horlogers et les manufactures de haut-de-gamme, pas les autres.

2: A-t-on tenu compte du soudain management «à la chinoise» dans les paisibles entreprises suisses? Le choc culturel n’a-t-il pas été violent entre le groupe China Haidian et les managers de ses marques suisses (Corum, Eterna, Codex)?

3: Si la Suisse devient effectivement une tête de pont chinoise vers l’Europe, ne lui reprocherait-on pas d’abuser du système et d’accélérer la désindustrialisation européenne? A-t-on imaginé les réactions voire les représailles que pourrait infliger Bruxelles à la Berne?

 HK bientôt KO?

Hong Kong est le premier marché d’exportation de l’horlogerie suisse. La raison tient à sa situation géographique doublée de sa politique fiscale qui en fait le duty-free de la Chine et la plateforme de distribution de tout le Sud-est asiatique. Haut-lieu du tourisme, l’ex-colonie britannique est truffée de boutiques de montres et la tentation d’acheter est grande. D’autant que le personnel de vente est qualifié et la crédibilité est garantie. Mais sur dix ans, la Chine continentale va réduire de 60% les droits de douanes sur les importations de montres suisses dans le cadre de l’accord de libre-échange, de 18% la première année et 5% les 9 années suivantes.

A court terme, la Chine et Hong Kong afficheront les mêmes tarifs. Et certains prennent les devants, déclare Mengjin Wang, «Le groupe LVMH a d’ores et déjà égalisé les prix de ses montres suisses dans les deux zones!»

Pour que Hong Kong reste un grand marché de l’horlogerie, elle devra surtout faire la différence sur le service. A suivre!

Source: Europa Star August - September 2014 Magazine Issue