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Lettre de Chine : Beijing Watch Factory

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June 2011


Dans le lointain quartier Changping, à Pékin, le temps est resté suspendu; les pousse-pousse n’ont pas cédé la voie aux taxis et l’ombre de Mao plane encore. Derrière sa statue, comme sous protection, la Beijing Watch Factory. Ici, on crée les plus beaux garde-temps du pays.

Si les montres suisses ont atteint un niveau de perfection inégalé, c’est un peu grâce à la Chine. En 1599, le jésuite italien Matteo Ricci débarque à Pékin pour évangéliser le pays. Afin de décrocher une précieuse entrevue avec l’empereur Wanli, il le couvre de cadeaux d’Europe mais seule une horloge retiendra son attention. Rapidement, les pièces d’horlogerie deviennent les pièces maîtresses des négociations et plus aucun jésuite, diplomate ou chef d’Etat ne se pointe devant l’empereur sans apporter un nouveau modèle…

Les horlogers suisses boostés par la Chine

Finalement la Chine, aux cultures trop profondes, ne se laissera jamais évangéliser mais en revanche, la passion horlogère gagnera durablement la Cité interdite. La production européenne connaît alors un tel succès qu’elle fait école et l’empereur Kangxi ouvre, à partir de 1680, plusieurs ateliers d’horlogerie. La décoration est confiée à des maîtres artisans chinois pour le travail du jade, de l’ivoire, des laques, des bois et métaux pour constituer la fabuleuse collection des horloges impériales de la Cité interdite.

Puis les deux guerres de l’opium du 18 et 19e siècle, menées par les Anglais et les Français, vont briser les relations de l’Occident avec Pékin. Seule la Suisse «Qui n’a jamais fait la guerre contre les Chinois» reste en bons termes avec le gouvernement et intensifie ses importations alors que les horlogers anglais et français seront bannis. A partir de 1820 déjà, le genevois Vacheron Constantin fournira à la Cour des pièces exceptionnelles, dont le fameux «Le Magicien». Bovet Fleurier et Omega livreront, quant à eux, des mouvements de qualité. En 1960, avant la révolution culturelle, on compte 500 marques suisses importées! Aujourd’hui, la Chine est devenue le premier marché horloger de haut de gamme.

Lettre de Chine : Beijing Watch Factory

Compétences retrouvées

L’horlogerie en Chine est donc une vieille histoire, sans compter qu’elle a inventé la première horloge mécanique, en 1020… Etonnamment, on retrouve un peu de cette culture dans la Beijing Watch Factory, notamment dans les métiers d’art comme la peinture sur émail des cadrans. Découvrons cette marque inconnue du grand public, mais saluée par les spécialistes, en compagnie de son directeur général, Monsieur Hong Miao.

Comment est née la Beijing Watch Factory?

La «BWFA» a été lancée par le gouvernement en 1958, c’est donc l’une des plus anciennes marques chinoises. Depuis toujours, elle produit des montres 100 % Manufacture car tout est produit ici-même, mouvements, aiguilles, cadrans, bracelets, etc. Nous avons même notre propre division de traitement des matières premières… A l’époque, ce n’était pas une marque de prestige, mais de la pure production planifiée.

BWFA, c’était l’idée de Mao Zedong?

Non, c’était l’initiative de Peng Zhen, secrétaire municipal du parti communiste de Pékin qui fut plus tard président de l’Assemblée populaire nationale.

A cette époque trouble, où l’usine a-t-elle trouvée sa main d’oeuvre qualifiée?

Ce n’était pas facile car Pékin n’avait plus d’atelier d’horlogerie depuis longtemps. Mais nous avons recruté quelques horlogers dans le sud et les universités de Tsinghua (ndrl. prestigieuse université technique de Pékin) et de Tianjin nous ont fourni un premier lot de techniciens.

Lettre de Chine : Beijing Watch Factory

La manufacture est-elle toujours une régie d’Etat?

Depuis 2004, la Beijing Watch Factory est une entreprise privée, mais pas un seul jour, nous n’avons stoppé la production. La grande majorité du personnel a accepté de travailler dans la nouvelle structure et moi-même, j’y travaille depuis 25 ans. Autrefois directeur, je suis désormais directeur général. Vous voyez, rien de bien… révolutionnaire (rires).

Dans les années 70, à l’instar des marques suisses, la «Beijing» a souffert de l’avènement du quartz, notamment des marques japonaises, n’est-ce pas?

Tout le monde voulait des montres à quartz pour leur précision, alors nous aussi, nous en avons produit. Avec succès d’ailleurs puisqu’au maximum, nous sortions plus de 100 000 mouvements à quartz par mois! Malgré tout, nous n’avons jamais cessé de produire des montres mécaniques.

En 1995, la montre mécanique a recouvré tout son prestige et là, vous réalisez un tourbillon, le mouvement horloger le plus complexe, compensant l’attraction terrestre pour augmenter la précision…

Franchement, à l’époque, nous n’avions pas conscience du prestige que pouvait apporter un tourbillon à la marque. C’était l’initiative «semi-officielle» de Xu Yaonan, grand maître horloger, littéralement envoûté par son développement. En 1996 sort le premier prototype, une année avant son départ à la retraite. En 2001, nous décidons le projet d’une montre à tourbillon et Xu est revenu pour nous y aider. En 2003, nous lançons enfin le modèle «Hong Jin» («or rouge») équipé du calibre TB01. C’était la première montre chinoise à tourbillon.

Le calibre TB01 est un «flying carrouseltourbillon », autrement dit, un tourbillon assez classique, mais depuis, le développement s’est intensifié…

En effet, depuis nous avons développé un double tourbillon (TB02), un tourbillon 8 jours (TB03), un tourbillon répétition minute (MRB1) et depuis 2007, un passionnant tourbillon orbital (TB04).

Mais Sea-Gull produit aussi un flying tourbillon et double tourbillon. Y a-t-il une différence technique?

Oui, tous nos tourbillons adoptent la technologie appelée «Free balancier-spiral», utilisée notamment par Rolex, assurant une plus grande précision. De plus, grâce à la haute qualité de nos ressorts, nos calibres affichent une réserve de marche de 63 heures, la meilleure performance du pays. Enfin, contrairement à nos rivaux, nous ne vendons pas – ni aujourd’hui, ni demain – nos tourbillons à l’extérieur. Ils intègrent tous des montres Beijing de haut de gamme. Le prix moyen d’un modèle tourbillon en or est de 100 000 yuans (14 000 francs) et nous en avons vendu 300 en 2010 dont une «Playing Dragon and Phoenix» à un million de yuans…

Lettre de Chine : Beijing Watch Factory

Et qu’en est-il de vos montres mécaniques?

Environ 10 000 en 2010. Par contre, notre capacité de production atteint 700 000 mouvements. Ici, nous fournissons des marques domestiques peu connues et quelques marques étrangères. Je ne peux vous en dire plus.

Et des nouveautés en perspective?

Oui, une nouvelle montre mécanique à double échappement dont je porte le prototype au poignet. Sa réserve de marche sera record pour une montre «China made»: 120 heures! Elle sortira au second semestre. Contrairement à vos ambitieux rivaux, BWFA semble plongée dans son univers. La marque «Beijing» elle-même ne convient guère à une expansion mondiale...

Je partage votre analyse. Notre ambition se limite au marché chinois de moyen et haut de gamme avec des montres culturellement chinoises.

Ebohr tente sa chance avec Codex, une marque «Swiss made», Fiyta a racheté Emile Chouriet et Sea-Gull est impliquée dans une manufacture suisse de mouvements pour atteindre le standard ETA. Et vous?

Lettre de Chine : Beijing Watch Factory

Et regardez le résultat de nos trois rivaux, jusqu’ici, aucun d’eux n’a réussi à l’étranger! Bien sûr, nous avons aussi songé à ça et participé au BaselWorld en 2006 et 2008. Mais finalement, notre marché est ici.

Les plus chinoises, à mon avis, sont vos montres à cadran émaillé. Quelle finesse, ça rappelle certaines collections de Vacheron Constantin

Les émailleurs-peintres, polisseurs et laqueurs travaillent depuis de nombreuses années dans notre usine et ont accumulé beaucoup d’expérience. C’est aussi un art qui existait à Pékin il y a quelques années encore et que nous avons fait revivre. Parfois, les contours sont soulignés par un fil d’or. Oui, c’est très harmonieux et les thèmes, très chinois. Mais le client peut le choisir, ainsi que la dédicace à l’arrière, visible à travers le verre en saphir. Chaque pièce est donc unique.

Quel est votre regard sur l’industrie horlogère suisse?

J’ai visité de nombreux horlogers suisses et leur technologie reste relativement confidentielle… Mais j’apprécie énormément la vision à long terme des entreprises suisses et non le profit à courte échéance. Les ouvriers ont une réelle compétence et tout est réalisé avec calme.

Un calme que l’on ressent ici aussi.

Qui fonce mourra plus tôt… En chinois, on dit encore «Yin Chi Mao Lian», soit «nous utilisons aujourd’hui les ressources de demain». Notre ambition n’est donc pas de devenir le plus gros producteur, ni le plus riche. Nous voulons seulement faire les meilleures montres chinoises avec une marge bénéficière correcte.

Source: Europa Star Première Vol.13, No 3