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SIHH: Stratégiques métiers d’art

February 2013


S’il ne fallait retenir qu’une seule grande tendance thématique observée lors du SIHH qui vient de se clore à Genève, nous choisirions les Métiers d’Art. Jamais l’artisanat d’art n’aura été tant mis en avant que lors de cette session. Email sous toutes ses formes, peinture miniature, sertissage mais aussi de plus rares pratiques comme la marqueterie de paille, de bois ou de pierres dures, la mosaïque, la sculpture miniature sur nacre ou encore la granulation étrusque. Mais, plus remarquable encore, on assiste à une fusion de ces différentes techniques, comme, exemple parmi d’autres, la peinture miniature sur nacre sculptée.

Autre grand et notable axe: la révolution mécanique semble avoir encore de très beaux jours devant elle, même si on peut parfois se poser la question de la pertinence de certains exploits. La mécanique devient presque un Métier d’Art et son utilité chronométrique est parfois inversement proportionnelle à sa complexité, donnant l’impression que la mécanique est devenue décorative en-soi. De là à parler de gratuité, il n’y a parfois qu’un tout petit pas.
Mais, afin d’en dire plus, passons en revue quelques unes de ces pièces, sans pour autant négliger d’autres propositions, plus sages d’apparence mais dont la substance est parfois supérieure.

L’impressionnante machine de guerre Cartier 
Avec un chiffre d’affaires total qui dépasse largement les 4 milliards de CHF (dont 40% pour la seule horlogerie), Cartier est le vaisseau-amiral incontesté du groupe Richemont. Véritable machine de guerre, Cartier a, cette année, fait une impressionnante démonstration de force, faisant feu dans toutes les directions: haute joaillerie, haute mécanique, icônes revisitées, métiers d’art. Dans cette seule dernière catégorie, la maison parisienne a présenté 9 pièces, regroupant 8 techniques différentes sous l’appellation “Couleurs sauvages de Cartier”. Parmi celles-ci, on compte certains métiers rares, comme la microgravure (5 petites panthères se poursuivent sur leur cadran), le camée sur agate, l’émail grisaille, l’émail plique-à-jour ou encore la granulation étrusque. Rarement utilisée, cette technique décorative apparue chez les Etrusques au milieu du VIIIème siècle avant JC, puis remplacée par la suite par l’estampage, consiste à souder par chauffage de minuscules billes d’or, de différents diamètres, obtenues à partir d’un fil d’or, sur un cadran préalablement gravé. Au total, 3’800 billes composent le portrait d’une panthère. Bluffant! Et forcément rare quand on sait qu’une seule personne chez Cartier est capable de réaliser un tel exploit décoratif.
Du côté de la Haute Horlogerie mécanique de Cartier, on retrouve le même appétit décoratif. Mais ici, c’est le mouvement qui fait tout le spectacle, particulièrement saisissant dans la montre Rotonde de Cartier double tourbillon mystérieux. Comme en lévitation dans le vide, la cage de ce double tourbillon volant effectue un ballet aérien en deux temps: une révolution complète sur elle-même en une minute et une seconde rotation en 5 minutes. Sans qu’aucune connexion avec le moindre rouage ne soit apparente, cette cage est de fait entraînée en rotation par un disque de saphir sur lequel elle est maintenue. L’illusion est parfaite. On la retrouve sous une forme plus simple et totalement épurée dans la Montre Rotonde de Cartier Mystérieuse, sur le cadran de laquelle flottent dans le vide les aiguilles des heures et des minutes.

ROTONDE PANTHÈRE EN GRANULATION by Cartier
ROTONDE PANTHÈRE EN GRANULATION by Cartier

ROTONDE DOUBLE TOURBILLON MYSTÉRIEUX by Cartier
ROTONDE DOUBLE TOURBILLON MYSTÉRIEUX by Cartier

ROTONDE MYSTÉRIEUSE by Cartier
ROTONDE MYSTÉRIEUSE by Cartier

“Complications Poétiques™”
Si chez Cartier on parle des “Heures Fabuleuses”, le mot d’ordre chez Van Cleef & Arpels est, cette année, aux “Cadrans Extraordinaires”, à la chasse aux papillons et au lancer de cerfs-volants. Pour cette aventure bucolique, les outils convoqués sont l’émail sous toutes ses formes – champlevé, champlevé ballonné, paillonné (sur base de feuille d’or et d’émail translucide), plique-à-jour (effet de vitrail), cabochonné (non poli, en volume) – mais aussi la nacre de couleurs, la sculpture sur nacre, la marqueterie de lapis-lazuli, la peinture miniature, la micro-sculpture sur or, le guillochage et le sertissage.
Cette riche panoplie trouve son expression mécanique la plus achevée avec la Lady Arpels Ballerine Enchantée. La belle ballerine est animée par un mouvement double rétrograde. Son tutu se soulève en deux pans, d’abord d’un côté pour indiquer les heures puis de l’autre pour indiquer les minutes avant de tous deux redescendre simultanément. Cette délicate façon d’indiquer l’heure est actionnée à la demande, par le biais d’un poussoir situé à 8h. Une “Complication Poétique” (expression déposée par la marque) mise au point par les horlogers de La Fabrique du Temps, une entité qui, soit-dit en passant, vient d’être rachetée par LVMH.

EXTRAORDINARY DIAL by Van Cleef & Arpels
EXTRAORDINARY DIAL by Van Cleef & Arpels

LADY ARPELS ENCHANTED BALLERINA by Van Cleef & Arpels
LADY ARPELS ENCHANTED BALLERINA by Van Cleef & Arpels

The Temple of Flora
Si papillons, cerfs-volants et tutus envahissent les cadrans de Van Cleef & Arpels, ce sont les motifs floraux qui dominent chez Vacheron Constantin. Particularité cette année, la manufacture genevoise a décidé de consacrer l’intégralité de ses nouveautés aux montres pour femmes. Un compagnonnage qui remonte à loin, puisque la première montre-bracelet pour dame créée par Vacheron Constantin date de 1889 (mais ses premières montres de poche pour dame remontent à 1810).
Essentiellement, cette féminisation de l’offre de Vacheron Constantin propose une série de modèles connus, revisités, endiamantés mais toujours traités avec la plus grande pureté stylistique. Les lignes Patrimony Contemporaine, Patrimony Traditionnelle et Malte reçoivent ainsi de nouveaux garde-temps. Un très fin travail de design et de finition, des tailles harmonieuses, le respect le plus absolu des codes horlogers, des sertissages allant d’un fin cerclage de la lunette au full-serti le plus spectaculaire, de nouveaux mouvements manuels et automatiques certifiés Poinçon de Genève nouvelle version (c’est à dire complétés par un contrôle de marche de chaque mouvement emboîté): le but avoué de l’opération est de “parvenir avec ces modèles au même niveau de notoriété que celui des montres homme”.
Autre axe féminin, la fameuse collection Métiers d’Art prend le nom, cette année de “Florilège”. Inspirés par les illustrations de l’ouvrage “The Temple of Flora” du botaniste anglais Robert John Thornton, publié en 1799, trois motifs floraux distincts convoquent émaillage, guillochage et sertissage. Avouons-le, la maison genevoise maîtrise comme peu d’autres ces jeux de transparences colorées d’une rare profondeur qui naissent de l’alliance entre un guillochage d’une extrême subtilité et de l’émail cloisonné grand feu.

FLORILÈGE by Vacheron Constantin
FLORILÈGE by Vacheron Constantin

Guitares rocks et cubistes
Reste que, dans ces différents exemples que nous venons de citer, l’inspiration est très largement naturaliste et traditionnelle: animaux, papillons, fleurs.
Pourtant, comme Vacheron Constantin l’avait démontré l’an passé avec sa ligne inspirée des jeux géométriques de Escher, ou comme l’a démontré également l’an dernier Hermès, les Métiers d’Art les plus traditionnels se conjuguent merveilleusement avec un traitement visuel plus contemporain.
Au SIHH cette année, seul Parmigiani propose une approche contemporaine, cubiste en l’occurrence, avec des cadrans réalisés en marqueterie de bois sur lesquels figurent des guitares très rock dont la rosace est occupée par un tourbillon: la Tonda Woodrock et la Tonda Woodstock. Une vraie et précieuse réussite, dans un esprit très contemporain et “pop”, que l’on rencontre très rarement dans le monde feutré de la Haute Horlogerie.

TONDA WOODSTOCK by Parmigiani Fleurier
TONDA WOODSTOCK by Parmigiani Fleurier

TONDA WOODROCK by Parmigiani Fleurier
TONDA WOODROCK by Parmigiani Fleurier

Les doigts de Yohan Blake
Bousculer les conventions, proposer des formes inédites, voire provoquer est une des marques de fabrique de Richard Mille. Tout l’intérêt de son approche est d’unifier mécanique et esthétique, de les fusionner pour que l’aspect décoratif soit issu directement des techniques mécaniques mises en œuvre.
A cet égard, sa proposition la plus étonnante est la montre qu’il a consacrée à un des hommes les plus rapides du monde, Yohan Blake. Le coureur jamaïcain a pour habitude de s’élancer mains en avant, doigts écartés et tendus. Ce signe distinctif, ainsi que les couleurs de son pays, se retrouvent dans l’architecture même de la RM 59-01 Tourbillon Yohan Blake. Les “doigts” de Blake sont en fait des ponts fonctionnels aérodynamiques, usinés dans un alliage d’aluminium, de magnésium, de silicium et de plomb, dont la couleur verte est obtenue par éloxage. Le boîtier de la RM 59-01, étonnamment translucide, est le produit d’un composite à base de nanotubes de carbone injectés, à la fois très légers et deux cent fois plus résistants que l’acier. Il arbore une étonnante forme asymétrique étirée et parfaitement ergonomique. Un tourbillon à porter pour un cent mètres!
Un autre tourbillon remarquable découvert chez Richard Mille est le RM 56-01. Ici, dans ce boîtier dont la lunette, la carrure et le fond sont réalisés à partir de blocs de saphirs taillés dans la masse, c’est tout le mouvement, en majesté, qui fait la décoration. D’autant plus que cadran, platine, pont de centre et roue de petite moyenne sont également réalisés en saphir. Faut-il y voir la naissance d’un nouveau “Métier d’Art”, ultra-contemporain, quand l’on sait que l’usinage, le meulage et le polissage de l’ensemble carrure, fond, lunette exige pas moins de 1’000 heures de travail!

RM59-01 by Richard Mille
RM59-01 by Richard Mille

RM56-01 by Richard Mille
RM56-01 by Richard Mille

Quand l’esthétique procède de la recherche chronométrique
L’approche de Greubel Forsey est radicalement différente de celle de Richard Mille, mais les deux créateurs se rejoignent sur un plan: tant ici que là, c’est la mécanique qui dicte l’expression esthétique. Mais, à la différence de certaines autres maisons, qui cherchent avant tout à assurer le spectacle, l’approche de Greubel Forsey s’inscrit dans une démarche purement horlogère, visant à une toujours meilleure précision chronométrique (qu’un 1er prix au Concours International de Chronométrie est venu sanctionner en 2011).
Cette année, c’est la 6ème Invention Piece que présentent les deux créateurs, sous la forme totalement inédite à ce jour d’un Double Balancier 35°. Fruit d’une recherche initiée en 1999 et portant sur l’inclinaison des organes réglant, un premier prototype avait déjà été présenté à Bâle en 2009. Mais il comportait deux balanciers superposés et inclinés à 20°. Dans cette version définitive, ils se présentent inclinés à 35° et ne sont plus superposés mais positionnés dans deux espaces différentiés. L’amélioration chronométrique qui en résulte est notable. Les deux oscillateurs sont reliés par un différentiel sphérique qui, faisant la moyenne, “divise la marge d’erreur par deux”. D’autre part, l’inclinaison à 35° minimise les perturbations induites par une position stable horizontale ou verticale.
L’architecture de la pièce est donc intégralement soumise aux nécessités techniques. Toute l’esthétique de Greubel Forsey dérive ainsi directement des recherches chronométriques. Il en résulte une cohérence absolument remarquable qui supprime les frontières entre technique et esthétique.

DOUBLE BALANCIER 35° by Greubel Forsey
DOUBLE BALANCIER 35° by Greubel Forsey

Pour découvrir d’autres propositions et d’autres marques, lisez dans Europa Star n°317 les articles de Paul O’Neil et de Malcolm Lakin.

Source: Europa Star Première Vol.15, No 1