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Dossier spécial Art & Horlogerie - Breguet - Mécénat culturel : la manne miraculeuse

December 2012


C’était à Bienne, dans les frimas de l’hiver 2005. Ville moyenne arrimée au pied du Jura suisse, protestante, taiseuse, enveloppée de brumes lacustres à la saison froide. Mais ville monde, centre névralgique de l’industrie horlogère, où l’ostentation est péché et le travail, élevé à une forme de prédestination. Le contraste ne pouvait pas être plus saisissant pour la Française Christine Albanel, précédée du titre imposant de « présidente de l’établissement public du musée et du domaine national de Versailles », le château de Louis XIV, le Roi Soleil.

Ce haut fonctionnaire d’Etat était l’invité à déjeuner de Nicolas Hayek, le roi de la montre helvétique, artisan de son redressement dans les années 1980, patron-fondateur de Swatch Group, pleuré par tout un pays, à sa mort, en 2010. Seul un motif présentant un caractère vital expliquait le déplacement d’une telle femme, future ministre de la Culture de Nicolas Sarkozy, dans cette austère contrée : l’argent. Un motif noble : la conclusion d’un contrat de mécénat à vocation culturelle, engageant la marque Breguet.

Une voiture était allée chercher Christine Albanel à l’aéroport de Bâle-Mulhouse, son avion venant de Paris, et l’avait conduite à Bienne, siège de Swatch Group, le propriétaire de Breguet. « Je vous préviens, ce n’est pas Vienne avec un “V” et avec ses fastes », avait anticipé Emmanuel Breguet, septième génération de l’illustre dynastie d’inventeurs fondée par son aïeul, Abraham Louis. Ce protestant neuchâtelois (les Breguet ne sont pas des Huguenots mais une famille de vieille souche neuchâteloise) né en 1747, installa son atelier à Paris, y prospéra, conçut même une montre pour la reine Marie-Antoinette, exemplaire forcément unique.

Deux siècles et demi plus tard, à Bienne, une représentante de la République française et un génial entrepreneur libano-suisse parlaient affaires. Tout se passa bien. Ils déjeunèrent dans la salle à manger privée de ce dernier, en compagnie d’Emmanuel Breguet, brand manager de la marque en France, qui en est aussi l’historien, et par ailleurs conservateur du Musée et archives Breguet, Place Vendôme, à Paris – les montres du même nom, prestige du groupe, sont dirigées par Marc A. Hayek, petit-fils du patriarche décédé. Ce fut « un repas tout simple, dans un cadre simple, qui ne dura pas très longtemps », rapporte l’héritier en ligne directe d’Abraham Louis. Breguet devint donc, sur les fonds propres de la famille Hayek, l’une des marques mécènes du château de Versailles, qui fait appel à des donateurs pour des travaux de restauration.

Par quel coup du sort en était-on arrivé là ? Les conséquences néfastes d’un événement climatique avaient attiré l’attention du président de Swatch Group. A l’été 2003, une canicule peu commune avait eu raison de la résistance aux années d’un chêne tricentenaire, fierté botanique du château de Versailles, le plus vieil arbre du domaine, planté sous le règne de Louis XIV et à l’ombre duquel Marie-Antoinette, plus tard, aima prendre le frais.

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Nicolas Hayek avait eu vent de la nouvelle et souhaitait récupérer un morceau de la souche morte pour en faire des écrins de montres. Le Biennois envoya deux émissaires à Versailles, , Christian Lattmann et Vincent Laucella, aujourd’hui tous deux vice-présidents de Montres Breguet SA, rejoints par Emmanuel Breguet. “Christine Albanel a sympathisé avec nous, les horlogers de Breguet. Voyant que nous nous intéressions sincèrement à Marie-Antoinette, elle nous informa qu’elle était à la recherche d’un mécène pour la restauration du Petit Trianon, dont la reine avait fait son refuge et qui était en mauvais état. Ce fut le point de départ de notre collaboration.”

Nicolas Hayek fit un don de six millions d’euros et devint le mécène exclusif de la rénovation du Petit Trianon, ainsi que, à Versailles toujours, du Pavillon français, une bonbonnière en pierres de taille construite du temps de Louis XV pour les beaux yeux de la marquise de Pompadour, la favorite du roi. La marque Breguet et son président reçurent le titre envié de « Grand mécène du Ministère de la Culture ». Aujourd’hui, une reproduction de la célèbre montre fabriquée par Abraham Louis Breguet pour la souveraine Marie-Antoinette repose dans un écrin prélevé sur le chêne mythique, dont la manufacture Breguet, à l’Abbaye, dans le Jura vaudois, possède une partie, cadeau du château de Versailles. La reproduction de la montre et son écrin, eux, « sont souvent en voyage à travers le monde », affirme Emmanuel Breguet sans fournir plus de détails. Alain Baraton, jardinier en chef du Domaine national de Trianon et du Grand Parc de Versailles, conseiller en jardinage, le week-end, pour les auditeurs de la radio publique France Inter, garde un souvenir pittoresque d’une visite de Nicolas Hayek en terre royale. « Il a assisté à l’extraction du grand chêne. C’était un type à l’œil vif et pétillant, il portait à chaque poignet trois ou quatre montres, chacune de l’une des marques dont il était le patron, pour ne pas faire de jaloux, disait-il », se rappelle-t-il.

Mécénat et communication

Le mécénat, dit le dictionnaire français Petit Larousse, est « un soutien financier accordé à des activités culturelles, scientifiques, sportives, etc. ». De grandes enseignes horlogères suisses parrainent des événements sportifs de prestige. Rolex est l’emblème du tournoi de tennis de Wimbledon et la marque attitrée du champion helvétique Roger Federer. En voile, Audemars Piguet fut, en 2009, co-sponsor du « trimaran volant le plus rapide du monde », l’Hydroptère. Le mécénat culturel, lui, se veut plus discret. « Ce type de mécénat est une forme de communication qui convient particulièrement à notre entreprise, explique Emmanuel Breguet. Cela correspond à notre enracinement dans l’histoire, à notre volonté de mener des actions pérennes. »

Mécène de la restauration du Petit Trianon et du Pavillon français, Breguet l’est également, avec une enveloppe de 4 à 5 millions d’euros, du Département des objets d’art du Musée du Louvre à Paris, en vue de la réouverture, fin 2013, d’une enfilade de salles magnifiques fermées depuis de longues années. Dernièrement, la marque, dont la zone couverte par son mécénat culturel se limite pour l’instant à la France, a fait don de 60 000 euros au Musée de la Marine, place du Trocadéro à Paris, qui a pu ainsi aménager une salle dédiée à l’Aéronautique Navale, rappelant ainsi que Breguet fut l’horloger de la Marine et de l’aéronautique. Ce type de soutien, on s’en doute, comprend des contreparties, telle l’attribution « à vie » de billets d’entrée dans les bâtiments historiques à la rénovation desquels le mécène a contribué, telle, encore, la possibilité de disposer gratuitement de lieux prestigieux pour y organiser des événements.

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L’objet du mécénat a toujours un rapport étroit avec l’image véhiculée par la marque horlogère. C’est ainsi que Hublot, du groupe LVMH, top du luxe en matière de montres marines de gros calibre, a financé, par l’entremise de son président, le Suisse Jean-Claude Biver, une exposition consacrée à Anticythère, célèbre mécanisme astronomique de la Grèce antique. L’exposition s’est tenue au Musée des arts et métiers, à Paris, en 2011 (voir Europa Star 6/2011). L’histoire, pour les groupes horlogers, est un riche filon, qui plus est inépuisable. Une tendance en vogue dans la capitale française veut que des grands noms du commerce participent au ravalement de façades historiques. Ceux-ci apparaissent en très gros sur des bâches masquant les échafaudages. Rien n’est moins discret. Il n’est plus question ici de mécénat mais d’achat d’espaces publicitaires. Qui se trouvait à Paris début 2012, n’a pu manquer d’apercevoir une bâche géante représentant des montres Swatch, tendue sur un pan entier en réfection de la Conciergerie – où la reine Marie-Antoinette fut emprisonnée avant d’être guillotinée…

Swatch Group, à Bienne, se montre fort peu disert sur la question : « Ces opérations sont partie intégrante du mix marketing de base d’une marque. Le principe est appliqué dans le monde entier », indique le siège situé à Bienne. Le Ministère français de la culture, vendeur de l’espace « Conciergerie », façade nord de l’actuel Palais de Justice, est plus prolixe : « Le groupe SWATCH, communique-t-il, a utilisé la bâche publicitaire pendant les mois d’octobre 2011 et février 2012 pour une recette de 507 200 euros. Cet apport du groupe SWATCH a permis de financer 20% du coût de la restauration de la façade quai de l’horloge (y compris la restauration de l’horloge, première horloge publique de Paris). Les autres partenaires ayant participé au financement de cette restauration sont les suivants : Dior, Apple, Samsung, VW, BMW. » Cet affichage décomplexé a soulevé le cœur de nombreux puristes, qui ont dénoncé à cette occasion l’inadmissible – parce que trop visible à leur goût – intrusion du marché dans le patrimoine national français. Sous l’Ancien Régime, les rois, disposant de l’argent de leurs sujets, finançaient les artistes et les grands travaux. La République a longtemps fait pareil. Aujourd’hui, les caisses de l’Etat sonnant creux, elle demande l’aumône.

Source: Europa Star Première Vol.14, No 6

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