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Rétroperspective - Horlogerie 2013/2014 - Les trois verticalisations

March 2014


Il est toujours plus aisé de regarder en arrière pour analyser ce qui s’est passé au cours de l’année que de regarder vers l’avant et tenter de prédire, même dans les toutes grandes lignes, ce qu’il adviendra du futur. Chaque année nous nous essayons pourtant à l’exercice de la “rétro-perspective”, pour employer ce terme un peu barbare.

Mais avant que de s’y lancer, nous avons jeté un coup d’œil sur ce qui se disait il y a une année exactement et force est de constater que les deux thèmes centraux qui agitaient alors les observateurs de l’horlogerie, soit d’un côté la domination de plus en plus forte des grands groupes, leur "consolidation avancée, et de l’autre le sort du luxe en Chine, ont effectivement occupé une large part des esprits au cours de 2013.

Si l’on reprend certaines des déclarations faites au printemps 2013, on ne peut que constater que les prédictions des uns et des autres, pourtant relativement prudentes, se sont à peu près réalisées. Ainsi, en mars 2013, Nick Hayek déclarait que “le Swatch Group a le potentiel pour atteindre 9 milliards de chiffre d’affaires en 2013 et parvenir à 10 milliards d’ici 2014 ou 2015”. Pari quasiment tenu: en 2013, le Swatch Group a atteint un chiffre d’affaires de 8,817 milliards de CHF, soit une progression de 8,3% sur l’année, alors que Nick Hayek prévoyait “une croissance de 6% à 7% en 2013”.

De très bons chiffres, donc, d’autant plus que la rentabilité du groupe s’est fortement accrue, avec un bénéfice net qui a augmenté de 20,2%, atteignant presque 2 milliards (1.928 milliard de CHF) et une marge opérationnelle de 27,4% - mieux que LVMH (21%) et à jeu égal avec Richemont (27% sur les 6 premiers mois, le groupe clôturant fin mars donc en plein BaselWorld).

Ceci dit, la division horlogerie & joaillerie du groupe LVMH a moins bien performé que sa rivale, avec un chiffre d’affaires dans cette catégorie de 2,784 milliards d’euros, soit en fait une baisse de 2%, mais un bénéfice en augmentation de 12% (à 375 millions d’euros en 2013 contre 334 millions en 2012).

Si l’on examine de plus près les chiffres des exportations horlogères suisses globales publiés fin janvier par la Fédération Horlogère, on constate que l’ensemble performe beaucoup moins bien que les seuls groupes.

Ainsi, 2013 a vu une augmentation mesurée de 1,9%, soit 400 millions de CHF supplémentaires, pour atteindre un total de 21,8 milliards de CHF pour 28,1 millions de pièces, soit un peu plus d’un million d’unités en moins. Corollaire immédiat: la Suisse continue sa “fuite en avant” et exporte moins de montres, mais des montres plus chères! Ceci dit, il faut nuancer cette appréciation car c’est dans le moyen de gamme, plus précisément dans la catégorie des montres dont le prix à l’export (et non pas le prix de vente final) est entre 200 et 500 CHF que la hausse a été la plus marquée: + 14,2% en nombre de pièces et + 12,7% en valeur. Dans les autres catégories, dont les fameuses “montres à plus de 3’000.- CHF” (une catégorie qu’il conviendrait un jour d’affiner sérieusement car elle cache des énormes différences et on y trouve tout aussi bien des montres à 3’000.- CHF que des montres à 100’000.- CHF) la hausse est bien moindre: + 2,8% en valeur. Idem pour l’entrée de gamme (moins de 200 CHF), avec là une baisse en volume de 8,5%, soit 18,2 millions de pièces, ce qui représente une goutte d’eau dans le milliard de montres de cette catégorie qui se produit par année.

La Suisse horlogère semble donc avoir légèrement recentré son offre en 2013. Sans doute est-ce dû dans une large mesure à une baisse substantielle du marché chinois qui, en 2013, n’a importé “que” pour l’équivalent de 1’446’500 milliard CHF, soit un repli de -12,5%. Dans le même temps, Hong Kong, qui reste cependant le marché numéro 1 des montres suisses, a enregistré une baisse de 5.6%.

Rétroperspective - Horlogerie 2013/2014 - Les trois verticalisations

A l’analyse de ces chiffres, on constate que ce timide recentrage vers le moyen de gamme correspond logiquement à la bonne tenue des marchés européens qui ont repris de la vigueur, notamment au Royaume Uni, avec un surprenant + 18,2%, en Allemagne avec + 9%, dans une étonnante Italie qui augmente de 4,6% malgré la crise qui l’agite. Dans l’ensemble européen, seule la France, avec une baisse de 9,6%, fait mauvaise figure.

Ce redressement du moyen de gamme est une très bonne nouvelle pour la santé globale de l’horlogerie suisse.

Ce redressement du moyen de gamme (qui est une très bonne nouvelle pour la santé globale de l’horlogerie suisse) est corroboré par Nick Hayek qui, à l’occasion de la sortie des chiffres de son groupe, a lourdement insisté sur le fait que “si nous enregistrons de tels taux de croissance, c’est aussi grâce à nos marques comme Longines, Tissot ou Swatch. Nous ne sommes pas seulement une entreprise du luxe.” (Sur le Swatch Group, lire dans Europa Star 2/14 notre article The Swatch Group has all bases covered).

Cette capacité du Swatch Group de couvrir tout le spectre horloger, de la montre plastique (et pas n’importe laquelle car la Sistem51 repose sur une véritable performance d’ingénierie, cf. notre article dans ce numéro, Désosser la Sistem51) à la grande complication traditionnelle lui confère une assise qui le met relativement à l’abri de retournements de marchés ponctuels ou plus structurels, comme ceux que l’on observe en Chine. D’autant plus que le même groupe reste encore le premier fournisseur de ses concurrents en termes de mouvements et d’organes réglants.

Marchant sur plusieurs pattes, le Swatch Group apparaît donc comme la puissance la plus stable de l’industrie, dotée qui plus est d’une montagne de cash (on parle de 2,5 milliards de CHF) et, dit-on, de considérables stocks de montres et mouvements (l’équivalent de 433 jours, selon les analystes d’Exane BNP, cités par Business Montres).

 Accalmie sur le front des mouvements

Sur le front, encore extrêmement tendu l’année dernière, des livraisons de mouvements et d’organes réglants, la situation semble s’être quelque peu stabilisée en ce début d’année 2014. Plusieurs facteurs y ont contribué. Parmi ceux-ci, l’accord “final” signé entre le Swatch Group et la COMCO au mois d’octobre 2013, qui contraint ETA d’assurer la continuité de ses livraisons de mouvements aux clients tiers jusqu’en 2019, avec une réduction progressive par rapport à la moyenne des années 2009 à 2011 fixée à 75% pour 2014/2015, 65% pour 2016/2017 et 55% pour 2018/2019.

Quant aux organes réglants, toute baisse des livraisons a été pour l’instant écartée et fera l’objet de nouvelles négociations.

Mais si la situation s’est quelque peu détendue, c’est aussi parce qu’en parallèle à cet accord, un certain nombre d’initiatives lancées dès les premières alertes au sujet des intentions du Swatch Group, parviennent peu à peu à maturité. Graduellement, les Sellita, Soprod, Dubois-Dépraz, La Joux Perret, Technotime et autres montent en puissance et fiabilisent de nouveaux mouvements (la plupart du temps ETA-compatibles, c’est à dire proposant des dimensions leur permettant de remplacer certains des “tracteurs” d’ETA les plus répandus). D’autres initiatives voient également le jour mais parvenir à maturité dans la délicate industrialisation d’un mouvement, ainsi qu’être en mesure d’en contenir strictement le prix, implique des investissements considérables (100 millions de CHF est la somme généralement articulée). Mais on peut espérer que leur montée en puissance progressive se fera en parallèle à la décroissance programmée des livraisons d’ETA.

Autre facteur de détente, la verticalisation de la production de mouvements in house observée chez plusieurs grands horlogers parvient aussi à maturité, à l’image d’un TAG Heuer qui, désormais, est en mesure de fabriquer en pleine autonomie ses propres mouvements chronographes, et ceci à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires par an (jusqu’à 100’000).

Même si la restriction programmée du nombre de mouvement est gérable, c’est surtout la régularité des livraisons qui compte.

Mais d’autre part, comme nous l’ont souligné nombre de maisons horlogères indépendantes, si la restriction programmée du nombre de mouvement est gérable, c’est surtout la régularité des livraisons qui compte. Et sur ce point, il est évident qu’ETA dispose d’un mode de pression fort efficace. Sans oublier que certains mouvements mécaniques bien spécifiques, à l’image de l’ETA 2671, un petit mouvement dame automatique de 17,20 mm de diamètre, n’ont pas d’équivalents sur le marché. (On peut donc prédire sans trop de risques de se tromper que le nombre de petites montres automatiques pour Dame disponibles sur les marchés sera en baisse cette année!).

 Les deux premières verticalisations

Après la verticalisation de la production, à laquelle nous avons assisté au cours de ces dix dernières années, nous avons pu observer une deuxième verticalisation, celle de la distribution, encore en cours, puis une troisième verticalisation qu’on pourrait nommer “verticalisation de la communication”.

Bien que l’horlogerie suisse soit encore constituée d’un dense réseau de fournisseurs et de sous-traitants qui lui est toujours indispensable (il suffit de se promener dans les petits ateliers de l’Arc jurassien pour voir partout des composants en cours d’élaboration pour les plus “verticalisées” et les plus couronnées des marques), la prise de contrôle par ces mêmes marques de leur propre production est en passe d’être graduellement achevée.

En parallèle à cette verticalisation industrielle, la verticalisation de la distribution a été tout aussi graduellement mise en place. Elle a commencé avec la filialisation progressive des marques à travers le monde, affectant les “anciennes” professions intermédiaires que sont, qu’étaient, les agents et distributeurs d’antan, s’est poursuivie avec l’ouverture de plus en plus frénétique de boutiques en nom propre, affectant cette fois indirectement les détaillants multimarques, et touche à présent directement les détaillants, à l’image de la prise de contrôle par le Swatch Group (toujours lui) du réseau Rivoli Dubaï qui exploite pas moins de 360 enseignes au Moyen Orient, et emploie 1500 personnes!

Cette prise, symboliquement importante, l’est aussi stratégiquement quand on sait l’importance des hubs hyper commercialisés du Moyen Orient pour la clientèle chinoise qui y est de passage. Les retombées de cette prise de contrôle – mais ce n’est là qu’un exemple d’une tendance lourde et partagée par les autres groupes - se sont d’ailleurs faites sentir rapidement auprès de “petites” marques qui se sont vues gentiment poussées dans l’ombre.

L’accès aux marchés devient donc de plus en plus difficile pour les “petites” marques indépendantes. Dans ce contexte, la tendance générale est plutôt au repli de ces marques sur les territoires où ils jouissent d’une bonne position, au détriment d’une présence véritablement internationale.

Le modèle actuel des boutiques en nom propre, une “mode” qui a touché presque tous les horlogers

Ceci dit, le modèle actuel des boutiques en nom propre, une “mode” qui a touché presque tous les horlogers, semble atteindre ses limites et on a eu vent ces derniers mois de plusieurs fermetures, notamment en Chine (on évoque Omega et Cartier). A ce propos, on ne saurait résister à citer l’analyste financier Philippe Béchade, qui décrivait récemment un de ses voyages en Chine: "Tous ces malls et ces boutiques de luxe (Louis Vuitton, Cartier, Gucci, Ferragamo, Zegna, Tiffany, Rolex, Blancpain, Omega…) s’avèrent beaucoup plus nombreux que prévus, même dans des villes de taille moyenne (deux à quatre millions d’habitants). En revanche, ils sont beaucoup moins fréquentés que ce que j’imaginais en découvrant les chiffres canons de LVMH ou Hermès en Asie. Plus troublant, il y avait souvent bien moins de Chinois chez Cartier ou Chanel qu’à Paris dans les boutiques des Champs Elysées ou avenue Montaigne. Quand je dis “moins”, c’est en vérité beaucoup moins !

J’ai arpenté des milliers de mètres carrés de surfaces commerciales — dans au moins six villes différentes durant mon voyage — sans croiser personne. Les vendeurs sont partout plus nombreux que les clients.“

 ”Les horlogers ne sont pas des détaillants"

Les “vendeurs”, parlons-en précisément. Comme nous l’a récemment déclaré Stéphane Linder, nouveau CEO de TAG Heuer (lire notre interview dans ce numéro, “Une montée en gamme finement calculée”) dont le réseau de boutiques mono-marques atteint désormais le chiffre de 170: “Disons-le tout net: les horlogers ne sont pas – encore – des détaillants. C’est un vrai métier. Nous ne voulons pas de boutiques qui soient de pures images dans lesquelles flottent des produits. Nous devons y apporter quelque chose de plus : de la culture horlogère. Mais comment y parvenir?”

Détaillant est effectivement une profession en-soi, un métier qui non seulement nécessite des connaissances bien spécifiques mais qui exige de disposer d’un solide carnet d’adresses et d’un sérieux réseau local de clients fidélisés. Or, et c’est là sans doute un des plus grands obstacles qu’ait à affronter à court et moyen terme l’horlogerie: la formation des vendeurs et des horlogers réparateurs, est un domaine où tout ou presque reste à faire, à commencer dans les pays dits “émergents” où la culture horlogère est encore rudimentaire.

“y a-t-il des composants en silicium dans cette montre?”, a répondu, “Mais Monsieur, tout est en silicium dans cette montre”!!!

(Mais pas seulement dans les marchés “émergents”. Une récente anecdote, qui nous a été rapportée par une source totalement digne de foi, implique la directrice de la boutique genevoise d’une marque suisse de très haut de gamme qui, à la question, “y a-t-il des composants en silicium dans cette montre?”, a répondu, “Mais Monsieur, tout est en silicium dans cette montre”!!!)

A propos de la formation, si problématique, saluons au passage les initiatives en cours de la Fondation de la Haute Horlogerie qui met en place toute une série d’outils destinés à accompagner cette très nécessaire amélioration de la culture horlogère.

 Troisième verticalisation: “l’infobésité” gratuite

La troisième verticalisation est la verticalisation de la communication. L’apparition de nouveaux canaux de communication permettant de relier directement l’horloger à son client virtuel (Facebook, Twitter et consorts) a fait croire que, dans ce domaine également, les “intermédiaires” pouvaient être relégués aux oubliettes.

Ce mouvement, accompagné par l’explosion des sites, blogs et autres forums, a transformé le paysage médiatique et les usages jusqu’alors en cours, remettant en cause bien des “business models” existants.

Nous sommes bien placés, chez Europa Star, pour témoigner de ces transformations radicales du paysage médiatique. Elles posent un certain nombre de problèmes car, dans le déluge publicitaro-informatif actuel, il est devenu difficile pour le consommateur “ordinaire” de démêler le vrai du faux, l’avis “sponsorisé” de l’analyse indépendante, l’expert de l’amateur, le prescripteur payé de l’authentique passionné.

Mais ce recours à tous les canaux imaginables (parfois bien vite oubliés: qui se souvient encore de SecondLife et des “îles virtuelles” qui avaient été achetées par les grandes marques horlogères…?) produit non seulement ce chaos mediatique mais aussi une délégitimation générale de tous les discours extérieurs. De plus en plus, le consommateur potentiel ne s’intéresse plus tant à converser directement avec la marque, en qui il n’a généralement qu’une confiance limitée, mais préfère converser avec son semblable, un échange d’expériences, en quelque sorte.

Désormais, "les consommateurs décident eux-mêmes du moment, du lieu, du prix de ce qu’ils achètent, de l’image qu’ils en ont.

Marie-Claude Sicard, expert en analyses et stratégies de marque et professeur au Celsa (Paris IV-Sorbonne), l’explique très bien: “La vraie ’conversation’, c’est celle que les consommateurs ont entre eux, à propos des marques, de vive voix ou sur la toile. Toutes les études le confirment. C’est ainsi que pour les internautes, 87 % des avis de leurs pairs sont à leurs yeux une source d’information”assez“ou”très“utile sur les produits ou services offerts par les entreprises, tandis que la confiance à l’égard des discours de marques, on le sait, se dégrade à mesure qu’ils se perdent dans l’océan médiatique.(…) Tous ces internautes sont conscients que l’épineuse question de la fiabilité des avis postés sur le web reste à résoudre, mais dans le doute, leur préférence va au langage le plus naturel, le plus proche du vivant. Or le vivant est complexe, contradictoire, pluriel, désordonné. Prisonnières – entre autres – du sacro-saint dogme de la cohérence, les marques ne peuvent pas s’exprimer dans un tel registre. Elles en paient aujourd’hui le prix”, car, désormais, “les consommateurs décident eux-mêmes du moment, du lieu, du prix de ce qu’ils achètent, de l’image qu’ils en ont. Et maintenant qu’ils l’ont acquise, ils ne renonceront pas à cette liberté, d’autant moins qu’elle leur permet, à prix égal, de contourner l’écueil le plus fréquent dans un acte d’achat : la dimension humaine.”

Une “dimension” d’autant plus importante que l’horlogerie en fait par ailleurs tout son miel. Car que vend-t-elle aujourd’hui où l’heure figure partout si ce n’est du “rêve”, de l’envie, du désir. Du “luxe” en d’autres termes. (A ce propos lire dans ce numéro notre entretien avec François Thiébaud, CEO de Tissot)

On en revient à l’importance de l’accueil, à la formation du personnel de vente, qui devrait être le premier ambassadeur de la marque, à la pertinence du conseil, au service après-vente (lire à ce propos dans Europa Star 2/14, notre rubrique Service Please, Part I qui dresse une édifiante liste des bonnes et moins bonnes expériences de détaillants du monde entier).

Des trois verticalisations, celles de la distribution et de la communication trouvent donc leurs limites “naturelles”. On ne saurait se passer totalement de l’expertise et de la validation extérieures, de ces “passeurs” et créateurs de confiance que sont les détaillants ou que nous sommes nous autres journalistes spécialisés. Contourner les uns comme les autres peut sembler “payant” à court terme mais se révéler dommageable à moyen et long terme.

 “Connecté”, le mot-mantra de l’année

Un des thèmes les plus discutés et les plus disputés de l’année a été sans conteste celui des smartwatches. Est-ce un bien, est-ce un mal pour l’horlogerie? Pour les esprits les plus apocalyptiques, les montres connectées pourraient provoquer un raz-de-marée comparable à celui du quartz et les horlogers suisses, en négligeant ce phénomène, vont rééditer la catastrophe passée quand la Suisse a totalement perdu pied face à l’invasion de montres quartz japonaises. Les plus optimistes ne voient là par contre qu’un épiphénomène qui ne les atteindra pas ou que marginalement. Entre les deux, les pragmatiques disent que s’il le faut, ils feront des “smartwatches de luxe.”

Difficile de se mettre dans une position d’oracle et de trancher dans ce débat, d’autant plus que les montres connectées qui sont d’ores et déjà sur les marchés déçoivent esthétiquement et sont encore entachées de défauts (notamment au niveau de leur réserve énergétique) dont certains pourront sans doute être graduellement résolus. Mais leur “défaut” majeur est sans aucun doute leur fatale obsolescence, congénitale à leur nature hi-Tech. Or, comme nous l’explique Stéphane Linder, CEO de TAG Heuer, “la question de la rapidité de l’obsolescence technologique est antagoniste avec l’espace de”luxe“dans lequel nous oeuvrons, car nous vendons un statut, un rêve. Quand la technologie se sera stabilisée, alors se posera la question et peut-être faudra-t-il imaginer une montre connectée de luxe. Ceci dit, c’est un phénomène qu’il ne faut ni négliger ni mépriser.” (Lire dans ce numéro notre interview “Une montée en gamme finement calculée”).

Dans le meilleur des cas, la montre connectée pourra devenir graduellement un segment particulier de l’horlogerie. Mais si tel était le cas, il faudra dès lors s’attendre à l’entrée en lice de nouveaux et très puissants acteurs (les Apple et autres Samsung) qui tenteront de prendre des parts du grand marché horloger international. Sans exclure de leur part une montée en gamme qui viendrait contrecarrer la réponse des Suisses.

Mais sommes-nous tous des nerds? La récente anecdote de la journaliste américaine qui étrennait ses GoogleGlasses dans un bar de San Francisco et s’est faite tabasser nous a fait sourire... (mais on compatit). “Connecté”, d’accord, mais “sur-connecté”, merci beaucoup! On sent parfois que le vent est en train de tourner et pour peu qu’on découvre que la NSA ou autres officines aux visées agressivement commerciales sont agrippés à votre poignet... Une “bonne vieille montre mécanique” fera toujours l’affaire. En plus de ne pas connaître (théoriquement) l’obsolescence. La question reste donc pleinement ouverte.

 Recentrages en cours

Rituellement, la question des “tendances” nous est posée. Alors, les tendances? Le spectre horloger tel qu’il se présente aujourd’hui est un vrai bazar dans lequel on trouve tout et son contraire. Mais on a vaguement l’impression qu’il y a un reflux général et que bien des somptueux objets que la vague précédente a laissés sur la plage se sont échoués dans le sable. En d’autres mots, après la grande crise 2008 – 2009, il y a eu très rapidement à nouveau surenchère, comme si on oubliait tout et qu’on recommençait. Tout le monde a vu dès lors la Chine comme l’eldorado promis mais celle-ci a douché les attentes des plus pressés.

En janvier dernier déjà le SIHH avait laissé une impression un peu mitigée. Après la grande vogue des tourbillons, le nouveau continent horloger a pour nom “Métiers d’Art”. Or, à peine certains Métiers réhabilités, voici qu’on les empile les uns par-dessus les autres, que l’on sculpte du guillochage avant de le passer à l’émail grand feu tout en y ajoutant quelques plumes ou un peu de paille… On exagère à peine.

Face à ces feux d’artifices parfois un peu vains, on sentait un repli précautionneusement organisé vers du plus basique, solide, durable et… abordable. Mais forcément du moins “médiatique”. D’une certaine façon il y a le “show” d’un côté et les “produits dérivés” du show de l’autre. Ceux qu’on vend à l’entracte mais qui font l’essentiel du chiffre d’affaires.

Là où comptent les valeurs pragmatiques de rapport qualité/prix, de robustesse, de non-obsolescence… tout en ayant un certain prestige.

Ne serait-ce pas là une définition de Rolex?

Le géant taiseux, qui délivre au compte-goutte les impeccables optimisations de ses garde-temps, que rien ni le cours du monde ne semble véritablement perturber dans sa marche immuable. L’horizon de l’horlogerie suisse?

 Dernier mot

Avec ses récentes votations, la Suisse vient de se tirer une sérieuse balle dans le pied. Alors que sa prospérité – et particulièrement la prospérité de l’horlogerie suisse – repose essentiellement sur son ouverture au monde, voilà que ce petit pays décide se claquemurer dans son espace réduit. Sans les dizaines de milliers de travailleurs de l’horlogerie qui viennent de France, d’Allemagne et de plus loin encore, la “fabrique” suisse ne tournerait tout simplement pas et les départements de recherche et développement, privés d’ingénieurs formés internationalement, seraient exsangues. Sans même parler des “étages supérieurs”: combien de nos médiatiques CEO viennent de France ou d’ailleurs? Même le charismatique et “si helvétique” Jean-Claude Biver est luxembourgeois.

On peut simplement espérer que BaselWorld, par son ouverture aux horlogers du monde entier, apportera un cinglant démenti à ces tristes tentatives de repli entre soi. Sans l’ailleurs, l’horlogerie suisse n’aurait jamais existé.

Source: Europa Star April - May 2014 Magazine Issue